Par Riccardo Petrella*.
Du concept de gestion intégrée des ressources en eau à celui de rareté, puis à l’affirmation que le salut réside dans « l’eau technologique », les tenants de la marchandisation de ce bien commun essentiel livrent depuis trente ans une bataille idéologique. Avec succès, puisque leurs thèses font désormais figure de doxa pour tous les pouvoirs en place. Pourtant, elles ne résistent pas à l’épreuve des faits.
On veut nous faire croire que l’eau n’est plus ce qu’elle est. La rupture a commencé autour de 1992. Pour la première fois, les pouvoirs économiques et politiques des « pays du Nord » ont affirmé — et fait admettre par la communauté internationale — que l’eau devait être considérée essentiellement comme un « bien économique » d’après les principes de l’économie capitaliste de marché 1).
Sur cette base, la Banque mondiale — l’un des inspirateurs et promoteurs de ce changement — a élaboré et imposé à travers le monde, à partir de 1993, le modèle qui devait permettre, selon elle, de « gérer » de manière optimale les ressources hydriques de la planète. Référence est faite à la Gestion intégrée des ressources en eau (GIRE) 2) dont le postulat fondateur est la fixation d’un prix basé sur la « récupération des coûts totaux » (full cost recovery principle) — y compris la rémunération du capital investi, assurant ainsi aux investisseurs un rendement financier raisonnable.
Sous l’impulsion notamment du Partenariat mondial de l’eau (Global Water Partnership, GWP), les principes de la GIRE sont devenus la ligne directrice de la plupart des gouvernements des cinq continents 3). De nombreux syndicats du « Nord » ne s’y sont pas opposés. Le monde académique, en général, s’est aligné. Ainsi, la « récupération des coûts totaux » a été adoptée par toutes les agences spécialisées de l’ONU. Il est l’épine dorsale de la Directive cadre européenne sur l’eau (DCE) de l’an 2000. Au dire des auteurs, il a également inspiré la première « grande » loi sur l’eau italienne, la loi « Galli » de 1994.
L’argument-clé, qui a contribué à rendre la rupture crédible et justifiée — alors qu’elle ne l’était pas —, a été la raréfaction croissante de l’eau de qualité destinée à la consommation humaine. Ces groupes ont fait croire que les phénomènes de raréfaction étaient inévitables car dus à l’augmentation de la population mondiale et au développement économique permanent, nécessitant de plus en plus d’eau. Or les principales causes de la raréfaction qualitative de l’eau — qui est réelle — sont réparables et réversibles, car liées aux mauvais usages de l’eau (prélèvements non respectueux du taux naturel de renouvellement des corps hydriques, contaminations massives et pollutions dévastatrices des eaux, absence et/ou faiblesse des règles de gestion partagée et solidaire des eaux, notamment transnationales…).
Manipulant les faits, les groupes dominants ont imposé l’idée que la crise mondiale de l’eau est essentiellement une crise de rareté ; que cette rareté va rester, voire augmenter à l’avenir à cause du changement climatique et que, par conséquent, la gestion de l’eau se doit d’être une gestion efficace d’une ressource économique rare, de plus en plus stratégiquement importante pour la sécurité économique de chaque pays.
Cette thèse n’est pas l’apanage exclusif des grandes entreprises multinationales privées de l’eau et des grandes organisations internationales publiques 4). Elle est clairement le support central de la politique de l’eau de la Commission européenne 5).
En vogue auprès des classes dirigeantes depuis désormais plus de vingt ans, ces choix idéologiques ont contribué à forger et à diffuser d’autres « thèses sur l’eau » dont le pouvoir d’influence sur l’opinion publique est grandissant.
Trois d’entre elles méritent d’être combattues avec force et persévérance.
Eau et valeur économique.
La première porte sur la nécessité d’attribuer une valeur économique à l’eau. Valuing water est l’une des prescriptions ayant un potentiel de rupture idéologique (politique, culturelle, sociale et humaine) des plus « puissants » pour l’avenir des sociétés humaines et pour la vie sur la planète.
Définir et mesurer la valeur de l’eau est le cheval de bataille préféré de tous ceux qui pensent l’eau et sa gestion en termes de « bien économique » 6). Ils disent qu’en l’absence de cette « monétisation » de l’eau, les capitaux privés du monde entier ne seront jamais suffisamment intéressés à investir les gigantesques sommes d’argent (plusieurs dizaines de milliers de milliards d’euros au cours des trente prochaines années) 7) nécessaires pour lutter contre la rareté et les effets du changement climatique sur l’eau.
Valuing water signifie surtout que la rentabilité des biens et services des activités hydriques, déterminée par les transactions financières sur ces biens et services en fonction de leurs « prix mondiaux » (le plus souvent sujets aux mouvements spéculatifs), établira la valeur de l’eau. Celle-ci, donc, variera dans le temps et dans l’espace en fonction de la contribution des entreprises gestionnaires de l’eau à la création de valeur pour les détenteurs et propriétaires des capitaux investis.
L’intérêt pour cette prescription est lié au fait que si la gestion optimale intégrée passe par un prix de l’eau reflétant les coûts réels, il devient indispensable d’appliquer au cycle économique de l’eau et à chacune des fonctions du cycle le calcul de la « chaîne de la valeur » typique de l’économie capitaliste de marché.
Cela permettrait, au dire des groupes dominants, de bien mesurer la contribution de chaque fonction à la création de valeur pour le capital et décider si, quand et sur quelles bases, il est préférable de segmenter ou spécialiser la gestion des différentes fonctions, une tendance aujourd’hui manifeste.
Ceci ne signifie pas la dispersion des entreprises. Au contraire, segmentation et spécialisation ne doivent pas empêcher l’intégration des fonctions dans le cadre de la formation de grands groupes industriels et financiers « multi-utilities » multinationaux actifs sur les marchés boursiers.
Emblématique à cet égard est le cas des grands groupes français Veolia et Suez dont le secteur de l’eau, d’une part, est un des « métiers » (avec les transports, les déchets, l’énergie, l’ingénierie conseil… qui sont aussi, sinon plus, importants que l’eau) et, d’autre part, comporte en leur sein l’existence de différentes entreprises actives respectivement dans la protection de l’environnement, le captage et la potabilisation, la distribution de l’eau potable, l’assainissement, le recyclage des eaux usées, le dessalement de l’eau, les services technologiques, la gestion informatisée des services hydriques, la gestion des pertes…
Le mythe de l’entreprise incontournable.
La deuxième thèse (aussi mystificatrice que la première) en découle : les entreprises privées ont le savoir, les connaissances, les compétences, et… l’argent. Il revient aux pouvoirs publics de valoriser et donner libre action aux entreprises privées par des mesures législatives, administratives et financières appropriées, et cela dans le cadre d’un Partenariat public privé (PPP), et de la gouvernance multi-acteurs (« stakeholders »). Un Etat « fort », convaincu de son rôle de facilitateur de l’initiative privée, au service de la liberté des consommateurs et des investisseurs.
Jamais la culture antiétatique, oligarchique et antisociale n’avait été aussi explicite et brutale dans le domaine de l’eau. Et jamais, en cas d’acceptation de cette thèse de la part des pouvoirs publics, l’abdication des pouvoirs publics et leur soumission aux intérêts des groupes privés n’auront été aussi profondes.
Quoiqu’elle puisse paraître impossible, l’idée que l’Etat et les collectivités locales ne possèdent plus les ressources financières nécessaires pour faire face aux besoins en investissements dans les infrastructures, les biens et les services indispensables pour le droit à la vie de tout être humain et au vivre ensemble, est aujourd’hui partagée par la grande majorité des classes dirigeantes politiques. Elle est même entrée dans la tête des gens !
L’eau « technologique », salvatrice de l’humanité.
La troisième thèse est la plus « nouvelle », avant-gardiste et, en ce sens, la plus chargée d’inconnus et de dangers : « l’eau technologique », salvatrice de l’humanité.
Pour répondre à l’impératif de l’offre croissante d’une eau destinée à la consommation humaine, les groupes dominants comptent sur trois moyens technologiques, déjà en œuvre mais qui sont destinés, à leur avis, à garantir la sécurité et le développement économique dans les temps à venir.
Il s’agit :
— d’une plus grande productivité de l’eau, à savoir produire davantage de biens et de services, et continuer à créer de la valeur pour le capital, avec moins d’eau. Appliquée à l’agriculture, par exemple, cette prescription se traduit par « more crops per water drop » : grâce à la technologie, on aura, dit-on, moins besoin de l’eau de pluie pour irriguer les champs agricoles ; — le traitement des eaux usées sales et leur recyclage pour usages domestiques, dans l’agriculture… etc. Depuis peu, Singapour est alimentée en eau recyclée. De plus en plus nombreuses sont les villes qui cherchent à assurer par le traitement/recyclage leur approvisionnement hydrique, même partiel, pour les activités industrielles, ou les usages collectifs (lutte contre les incendies, nettoyage des rues et arrosage des parcs et jardins publics…) ; — le dessalement de l’eau de mer. Après sa récente crise de pénurie, Barcelone s’est dotée de la deuxième plus grande station de dessalement européenne. Israël et la plupart des Etats de la péninsule arabique, ainsi que l’Espagne et les Etats-Unis, sont les principaux producteurs et utilisateurs d’eau dessalée au monde. La Chine vient d’ouvrir quatre stations de dessalement pour des villes de plus de 250 000 habitants, et il semblerait qu’elle ait décidé d’opter en faveur d’une grande et massive expansion de la production d’eau dessalée au cours des décennies à venir pour satisfaire la soif de dizaines de millions de ses citoyens.
Personne ne saurait prendre ombrage de ces développements. En soi, ils sont à encourager. Les questions et les préoccupations surgissent au cas où ces développements devaient se faire – pour les raisons soutenues par les deux premières thèses et tout ce qui les précède – sous l’égide et la maîtrise des capitaux privés, par des entreprises privées, selon les mécanismes de marché.
Si tel devait être le cas, il est évident que l’eau deviendra définitivement dans nos sociétés un produit industriel ou financier, une marchandise.
L’eau dessalée dans le cadre d’une logique marchande, industrielle et financière privée ne sera plus, ni ne pourra être considérée comme un don de la vie, un bien naturel universel, l’exemple de la « gratuité de la vie » (c’est-à-dire la prise en charge par la collectivité de la responsabilité globale de l’eau, financière comprise), un bien commun accessible et appartenant à l’humanité et à toutes les espèces vivante, un droit humain.
L’eau technologique, comme j’ai proposé de l’appeler, sera un bien essentiel et insubstituable pour la vie, made by Veolia, American Water ou Blue Techno Corporation. Elle ne sera plus un « don du Ciel » (comme disent les musulmans ou les chrétiens), ni un don de Pacha Mama (comme le croient les populations amérindiennes), mais le produit commercial de NEWater, Suez, Agua de Barcelona — voire de Coca-Cola, Nestlé et Pepsi-Cola (producteurs de la soi disant « Purified Water » commercialisée sous les noms de Dasani, Aquafina et Pure Life respectivement).
Toute eau sera « marchandise », vendue et achetée, au même titre que le pétrole ou le blé. Les marchés de l’eau font déjà partie intégrante de nos modes de vie. En février dernier, le Commissaire européen en charge de la politique régionale a affirmé qu’il ne voyait aucun inconvénient à ce que l’eau d’une région européenne soit exportée au Proche-Orient en échange de gaz naturel. Aucune eau n’échappera à un prix de marché, chaque eau devra créer de la valeur pour le capital investi.
Face à cette réalité, on mesure l’indécence intellectuelle et la mystification idéologique contenues dans l’affirmation encore toute récente du président de la Fédération professionnelle des entreprises de l’eau (FP2E) française répétant la litanie désabusée qui veut faire croire que « le débat sur le mode de gestion entre public et privé est un faux débat. (…) La collectivité organisatrice a un rôle d’autorité et de gouvernance. (…) Ce qui compte pour le citoyen utilisateur de l’eau, c’est le niveau de service, le prix et la transparence » 8).
Au cours des cinquante dernières années, la mobilisation citoyenne pour l’eau a subi des mutations importantes. Au départ, la lutte pour le droit à l’eau pour tous et contre les dévastations des ressources hydriques (construction de grands barrages, pollutions des fleuves, contaminations des nappes, déforestation…) a été au cœur de la mobilisation. Puis, à partir des années 1980 la bataille contre le démantèlement des services publics et leur privatisation ainsi que contre la marchandisation de l’eau est venue élargir, au nom de l’eau bien commun de l’humanité, les champs de la mobilisation et des enjeux.
Finalement en 2010, les citoyens ont obtenu la reconnaissance de l’accès à l’eau en tant que droit humain, cela grâce surtout à l’engagement des gouvernements de certains pays d’Amérique latine. Des progrès marquants, mais locaux, ont été enregistrés un peu partout à travers le monde au cours des dix dernières années, sur le plan de la défense du caractère public de la gestion des services hydriques. Un énorme travail reste à faire concernant la réalisation concrète du droit à l’eau pour tous et la valorisation de l’eau en tant que bien commun public.
Aujourd’hui, à la lumière de ce qui précède, la mobilisation citoyenne doit porter sur le « cœur idéologique » de la civilisation capitaliste techno-marchande et financière portée à ses expressions outrancières au cours des trente à quarante dernières années.
Cette mobilisation, dont l’essentiel réside dans l’opposition à la prétention du capital privé mondial d’être propriétaire de la vie et, donc de l’eau, doit se faire avant tout au plan idéologique (culturel, politique, scientifique) et à trois niveaux d’espaces sociétaux :
— le local, ce qui signifie, en Europe, la ville. D’où l’importance des Etats généraux de l’eau à Bruxelles (EGEB) et sa portée européenne, liée à sa rente de localisation dans la capitale de l’Europe ; — le national/transnational. La politique de l’eau des Etats n’est plus dissociable du contexte transnational et continental. Et ce, non seulement en raison de la transnationalité des bassins hydrographiques dont tout Etat dépend à divers degrés, mais aussi de la forte inter-dépendance croissante, transnationale, entre les pays et leurs conditions économiques, politiques et sociales ; — le mondial, car comme le démontrent tous les problèmes de nature planétaire qui déterminent aujourd’hui directement la vie quotidienne des sept milliards d’habitants de la Terre, il n’y a pas de solution « soutenable » et juste à tous points de vue si elle ne porte pas sur ses tenants et aboutissants mondiaux.
* Riccardo Petrella est professeur émérite de l’Université catholique de Louvain et président de l’Institut européen de recherche sur la politique de l’eau (IERPE, à Bruxelles).
Notes