Par Daniel Bensaïd.
Après avoir, deux décennies durant, entonné l’hymne de l’école libérale de Chicago et de ses social killers, les gazettes célèbrent aujourd’hui le retour de Keynes. D’une crise à l’autre, certains de ses constats désabusés demeurent en effet d’une troublante actualité :
« Le capitalisme international, aujourd’hui en décadence, aux mains duquel nous nous sommes trouvés après la guerre, n’est pas une réussite. Il est dénué d’intelligence, de beauté, de justice, de vertu, et il ne tient pas ses promesses. En bref, il nous déplaît et nous commençons à le mépriser. Mais quand nous nous demandons par quoi le remplacer, nous sommes extrêmement perplexes1). »
Le vieux monde se meurt.
Il faut dire que, dans l’Angleterre déclinante de l’entre-deux guerres, cette piètre opinion du capitalisme est assez partagée. En 1926, l’année même des grandes grèves où Trotski, dans Où va l’Angleterre ?, analysait le transfert outre-atlantique du leadersheap impérialiste, G.K. Chersterton, en bon catholique social nostalgique de la petite propriété agraire et commerciale, diagnostiquait : « Le système économique actuel, que nous l’appelions capitalisme ou autrement, est déjà devenu un danger en passe de devenir mortel. » Il ajoutait, bien avant l’âge d’or des traders et des subprimes : « Ce qui cloche, dans le monde financier, c’est qu’il est beaucoup trop imaginatif ; il se nourrit de choses fictives2). »
Cette perplexité est aujourd’hui accrue par la faillite des sociétés bureaucratiquement planifiées et des économies étatisées. Le capitalisme international est pourtant toujours aussi dépourvu d’intelligence et de beauté, et certainement encore plus méprisable. Aujourd’hui comme hier, le dogme libéral et « la philosophie politique forgée aux 17e et 18e pour renverser les rois et les prélats », s’est transformé en « un lait pour bébés qui avait envahi les pouponnières »3). La question, « par quoi le remplacer ? » apparaît d’autant plus urgente - et angoissante.
Les forces politiques, comme la social-démocratie, qui ont prétendu, depuis la seconde guerre mondiale, le cultiver et l’embellir semblent, elles aussi, à bout de souffle. Ce qu’écrivait jadis Keynes à propos du libéralisme historique s’applique aujourd’hui, mot pour mot, à ces socialistes de marché : « Les enjeux politiques qui mobilisaient les partis au 19e siècle [remplaçons par 20e siècle] sont aussi morts que le mouton servi la semaine dernière, alors que surgissent les questions de l’avenir, celles-ci n’ont pas encore trouvé place dans les programmes des partis dont elles chevauchent les vieux programmes […] Les raisons positives d’être libéral [remplaçons par : « social-démocrate »] sont bien minces aujourd’hui. Ce n’est souvent rien de plus que le hasard des tempéraments ou des souvenirs historiques, et non une divergence politique ou un idéal propre qui sépare aujourd’hui un jeune conservateur progressiste du libéral [du socialiste] moyen. Les vieux cris de guerre ont été mis en sourdine ou réduits au silence4). » La preuve par Kouchner, Besson, Jouyet, Rocard, en attendant la suite.
La mesure misérable d’un monde misérable.
En réduisant la valeur marchande de toute richesse, de tout produit, de tout service, au temps de travail socialement nécessaire à sa production, la loi du marché vise à mesurer l’incommensurable, à quantifier l’inquantifiable, à attribuer à toute chose une valeur monétaire. En tant qu’équivalent général, l’argent a ainsi le pouvoir magique de tout métamorphoser. Agent d’une universelle traduction, il « confond et échange toute chose, il est le monde à l’envers, la conversion et la confusion de toutes les qualités générales et humaines »5).
Question d’actualité : à quoi correspond le salaire d’un enseignant-chercheur universitaire ? Transformé en vendeur de prestations marchandes, il est désormais censé vendre des connaissances dont les procédures d’évaluation (comme la bibliométrie quantitative) devraient mesurer la valeur marchande. Il ne vend cependant pas un produit (un savoir-marchandise), mais reçoit pour le temps de travail socialement nécessaire à la production et à la reproduction de sa force de travail (temps de formation inclus) une rémunération financée, jusqu’à nouvel ordre, par la péréquation fiscale. S’agit-il seulement du temps passé dans son laboratoire ou du temps passé devant l’écran de son ordinateur (chronomètrable par une horloge intégrée) ? Arrête-t-il de penser quand il lit dans le métro ou fait son jogging ? « Entre l’argent et le savoir, point de commune mesure » (Aristote) : question d’autant plus épineuse que la production des connaissances est aujourd’hui hautement socialisée, difficilement individualisable, et comporte une grosse quantité de travail mort.
La crise actuelle est bien une crise historique - économique, sociale, écologique - de la loi de la valeur. La mesure de toute chose par le temps de travail abstrait est devenue, comme le prévoyait Marx dans ses Manuscrits de 1857, une mesure « misérable » des rapports sociaux. « On ne peut gérer ce qu’on ne sait mesurer », répète pourtant M. Pavan Sukhdev, ancien directeur de la Deutsche Bank de Bombay, à qui la Commission de l’Union européenne a commandé un rapport pour « procurer une boussole aux dirigeants de ce monde » en « attribuant très vite une valeur économique aux services rendus par la nature »6) ! Mesurer toute richesse matérielle, sociale, culturelle, au seul étalon du temps de travail socialement nécessaire à sa production devient cependant de plus en plus problématique du fait de la socialisation accrue du travail et d’une incorporation massive de travail intellectuel à ce travail socialisé.
Le temps long de l’écologie n’est pas le temps court des cours de Bourse ! Attribuer « une valeur économique » (monétaire) aux services de la nature se heurte à l’épineux problème de déterminer un dénominateur commun aux ressources naturelles, aux services aux personnes, aux biens matériels, à la qualité de l’air, de l’eau potable, etc. Il y faudrait un autre étalon que le temps de travail, et un autre instrument de mesure que le marché, capable d’évaluer la qualité et les contreparties à long terme des gains immédiats. Seule une démocratie sociale pourrait accorder les moyens aux besoins, prendre en compte la temporalité longue et lente des cycles naturels, et poser les termes de choix sociaux intégrant leur dimension écologique.
Sorties de crise ?
La crise actuelle n’est donc pas une crise cyclique comme le système en connaît, peu ou prou, tous les dix ou douze ans. C’est une crise historique de la loi de la valeur. Le capitalisme y manifeste non seulement son injustice, mais aussi son côté triplement destructeur : de la société, de la nature, et par conséquent de l’humain en tant qu’être naturel socialisé. C’est aussi, n’en déplaise aux prophètes de la sortie de crise grâce aux prodiges d’un New Deal vert, une crise des solutions imaginées pour surmonter les crises passées. On oublie souvent que les potions keynésiennes ont pu contribuer à des rebonds temporaires, mais qu’après une courte embellie en 1934-35, l’économie a connu une rechute brutale en 1937-38. Il a fallu rien de moins qu’une guerre mondiale pour créer les conditions de la croissance durable des « trente glorieuses ». On oublie aussi les conditions dans lesquelles étaient censées s’appliquer les mesures de relance préconisées : une collaboration de classe assumée par des syndicats relativement puissants dans le cadre légal de l’Etat nation ; et l’existence de réserves d’accumulation du capital grâce à la domination colonial des métropoles impérialistes. Ces conditions ont bien changé7).
Pour l’efficacité de ses recommandations, Keynes souhaitait logiquement « réduire au maximum l’interdépendance entre les nations » au lieu de la « porter à son maximum ». Il estimait « qu’accroître l’autosuffisance nationale et l’isolement économique [lui] faciliterait la tâche »8). Depuis, la dérégulation financière et l’ouverture des marchés ont poussé au contraire cette interdépendance dans le cadre de la mondialisation, de sorte qu’aujourd’hui l’Etat-nation est affaibli et les rapports contractuels malmenés.
Ajoutons qu’ignorant superbement la contrainte écologique des seuils et des limites, Keynes pensait pouvoir parier sur l’abondance et le progrès illimité. Il estimait en 1928 que « le problème économique pourrait être résolu ou en voie de résolution d’ici cent ans » (soit, aujourd’hui, d’ici vingt ans). Il était convaincu que l’humanité atteignait le point ou, « dégagée de l’emprise des préoccupations économiques », elle allait pouvoir se consacrer pleinement à donner un contenu à sa liberté. Avec des accents prophétiques évoquant certains textes de Marx, il annonçait que « l’usure et la prévoyance » devraient certes rester nos dieux « pour un petit moment encore », mais qu’elles nous guidaient inéluctablement « hors du tunnel de la nécessité vers la lumière du jour »9). Il tempérait toutefois cette vision enthousiaste d’un avenir lumineux en attribuant une hypothèse plus sombre à des esprits chagrins : « Quelques cyniques concluront que seule guerre peut mettre fin à une crise majeure. Jusqu’à présent en effet, il n’y a que la guerre que les gouvernements ont jugée respectable de financer à grande échelle par l’emprunt10). » Ces cyniques hélas ont fini par avoir raison. A fortiori aujourd’hui, s’il faut se garder de l’illusion de la répétition, on peut prévoir que la sortie de crise s’il s’agit bien d’une crise historique du logiciel capitaliste ne relève pas principalement de potions économiques savantes mais supposerait la redistribution planétaire des rapports de forces entre classes à l’épreuve d’événements politiques majeurs.
Le communisme aux Etats-Unis ?
En 1935, pendant que Keynes gamberge, dans la Théorie générale11), sur les moyens de sauver le capitalisme du naufrage, l’exilé Léon Trotski se livre à un étonnant exercice de politique fiction sur ce que pourrait être le communisme aux Etats-Unis12). Il imagine que « le coût d’une révolution » y serait « insignifiant » rapporté à la richesse nationale et à la population par rapport à ce qu’il en avait coûté à la Russie. Il envisage une transformation progressive, par persuasion plutôt que par contrainte, des rapports sociaux : « Bien entendu, les soviets américains institueraient leurs propres entreprises agricoles géantes, en guise d'écoles de collectivisation volontaire. Vos agriculteurs pourraient facilement calculer s'il est de leur intérêt de demeurer des anneaux isolés, ou de se joindre à la chaîne publique. » La même méthode serait employée pour amener le petit commerce et la petite industrie à entrer dans l'organisation nationale de l'industrie. Grâce au contrôle des matières premières, du crédit et des commandes, ces industries « pourraient être maintenues solvables jusqu'à leur intégration graduelle et sans contrainte dans le système économique socialisé ».
Récusant l’idée selon laquelle l’industrialisation accélérée de l’Union soviétique constituerait un modèle, Trotski affirme qu’il ne peut en être question aux Etats-Unis. Ils seraient capables d'élever considérablement le niveau de consommation populaire dès le début de leur renouveau économique : « Vous y êtes préparés comme nul autre pays. Nulle part ailleurs, l'étude du marché intérieur n'a atteint un niveau aussi élevé qu'aux Etats-Unis. Cette étude a été faite par vos banques, vos trusts, vos hommes d'affaires individuels, vos négociants, vos représentants de commerce et vos agriculteurs. Votre gouvernement abolira simplement tous les secrets commerciaux, fera la synthèse de toutes les découvertes faites pour le profit privé, les transformera en un système scientifique de planification économique. Votre gouvernement trouvera à cette fin un appui dans l'existence de larges couches de consommateurs éduqués, capables d'esprit critique. Par la combinaison des industries-clés nationalisées, des entreprises privées, et de la coopération démocratique des consommateurs, vous développerez rapidement un système d'une extrême souplesse pour la satisfaction des besoins de votre population. Ce système ne sera régi ni par la bureaucratie, ni par la police, mais par le dur paiement au comptant. Votre tout-puissant dollar jouera un rôle essentiel dans le fonctionnement de votre système soviétique. C'est une grande erreur de confondre “économie planifiée” et “monnaie dirigée”. Votre monnaie doit agir comme un régulateur qui mesurera le succès ou l'échec de votre planification. »
Un tel propos reste incontestablement marqué par un irréductible enthousiasme productiviste et par les illusions du progrès. Il n’en est pas moins remarquable qu’il souligne que le socialisme, dans un pays développé, pourrait très bien s’accommoder d’une combinaison de formes diverses de propriété et réduire considérablement la dimension de l’appareil administratif et bureaucratique. Loin des robinsonnades sur la suppression par décret de toute mesure monétaire, il insiste sur le rôle essentiel de la monnaie comme régulateur pour une longue période de transition : « C'est seulement lorsque le socialisme réussira a remplacer l'argent par le contrôle administratif que l'on pourra abandonner une monnaie or stable. L'argent ne consistera plus alors qu'en des morceaux de papier ordinaire, comme des billets de tramway ou de théâtre. Avec le développement du socialisme, ces morceaux de papier disparaîtront à leur tour; et le contrôle de la consommation individuelle –qu'il soit monétaire ou administratif– cessera d'être nécessaire, lorsqu'il y aura abondance de tout pour tous ! ».
Cet ultime recours à l’hypothèse (ou au joker) de l’abondance (que partagent alors Trotski et Keynes dans leur insouciance écologique) renvoie l’abolition de toute mesure monétaire de la richesse échangée à un avenir indéterminé. Trotski s’empresse de préciser que « ce temps n'est pas encore venu, bien que l'Amérique doive certainement l'atteindre avant tout autre pays ; jusque-là, le seul moyen de parvenir à ce stade de développement est de conserver un régulateur et un étalon efficaces pour le fonctionnement de votre système ». En fait, précise-t-il, « pendant les quelques premières années de son existence, une économie planifiée, encore plus que le capitalisme à l'ancienne mode, a besoin d'une monnaie saine ». Faisant précisément allusion à Keynes, il rejette aussi l’idée que la manipulation monétaire puisse être la solution miracle aux contradictions et à la crise du capitalisme : « Le professeur qui prétend régir tout le système économique en agissant sur l'unité monétaire est comme un homme qui veut lever de terre les deux pieds à la fois. »
Dans ce bref article, Trotski répète à plusieurs reprises que « l'Amérique n'aura pas à imiter nos méthodes bureaucratique ». En Russie, « la disette d'objets de première nécessité a engendré une lutte acharnée pour la possession d'un morceau de pain ou d'une aune d'étoffe supplémentaire ». La bureaucratie « émergea de cette lutte comme un conciliateur, une toute-puissante cour d'arbitrage ». Les Etats-Unis pourraient au contraire fournir aisément au peuple « tout ce qui est nécessaire à la vie », d’autant que « vos besoins, vos goûts et vos habitudes ne souffriraient jamais que le revenu national soit réparti par votre bureaucratie ». Lorsque la société serait organisée de manière à produire pour la satisfaction des besoins et non pour le profit privé, « la population tout entière se distribuerait ainsi en de nouvelles formations qui lutteront entre elles et empêcheront une bureaucratie outrecuidante de leur imposer sa domination ». Ce pluralisme serait une garantie contre « la croissance du bureaucratisme » grâce à « une pratique de la démocratie, de la forme la plus souple de gouvernement qui ait jamais existé ». Cette organisation ne peut certes « faire des miracles », mais elle doit permettre de résister au « monopole politique d'un seul parti qui en Russie s'est lui-même transformé en bureaucratie et a engendré la bureaucratisation des soviets ».
A la planification bureaucratique et les oukases de collectivisation dicté de haut en bas, Trotski oppose donc la vitalité du débat contradictoire dans un espace public où s’exercent les libertés démocratiques d’organisation, de réunion, d’expression. Il retrouve ainsi les accents de Rosa Luxemburg, défendant dans sa fameuse critique de La Révolution russe, l’ardente effervescence révolutionnaire qui « crée cette atmosphère politique vibrante, réceptive, qui permet aux vagues de l’opinion publique, au pouls de la vie populaire d’agir instantanément sur les institutions représentatives13) ». Trotski est même plus précis « Un plan de développement économique d'un an, de cinq ans ou de dix ans; un projet pour l'éducation nationale; la construction d'un nouveau réseau de transports; la transformation de l'agriculture, un programme pour l'amélioration de l'équipement technique et culturel de l'Amérique latine; un programme pour les communications stratosphériques; l'eugénique… Voilà autant de sujets pour les controverses, pour de vigoureuses luttes électorales, et des débats passionnés dans la presse et dans les réunions publiques. » Car l'Amérique socialiste « n'imiterait pas le monopole de la presse tel que l'exercent les chefs de la bureaucratie de l'U.R.S.S ». La nationalisation des imprimeries, fabriques de papier et moyens de distribution signifierait simplement « qu'il ne serait plus permis au capital de décider quelles publications doivent paraître, si elles doivent être progressives ou réactionnaires, “sèches” ou “humides”, puritaines ou pornographiques. »
Cette vision comporte certes bien des illusions, du fait notamment de son insouciance écologique, quant aux perspectives d’un socialisme d’abondance dans un pays développé. Elle n’en fournit pas moins des indications intéressantes à la lumière de la première expérience de révolution sociale et de contre-révolution bureaucratique.
Capitalisme utopique…,
En 1926 déjà, Chesterton affirmait que, « pour sauver la propriété », il faudrait « la distribuer presque aussi rigoureusement et complètement que le fit la Révolution française ». Son « distributisme » qui défend le rétablissement de la petite propriété contre le monopole et la résurrection des guildes contre les trusts, illustre très précisément ce « socialisme petit-bourgeois, à la fois réactionnaire et utopique » (« Pour la manufacture, le régime corporatif, pour l’agriculture le régime patriarcal, voilà le dernier mot ») évoqué par Le Manifeste communiste. En 1935, confrontés à la grande crise, John Maynard Keynes cherche encore le meilleur moyen de sauver scientifiquement le capitalisme, tandis que l’exilé Léon Trotski essaie d’imaginer un socialisme démocratique au-delà du capitalisme. Face à la grande crise des années 30, tous deux, même s’ils ne lui prêtent pas les mêmes traits, ont en commun une confiance dans le progrès et dans son horizon d’abondance, et une foi partagée dans la science de l’économie et du social. Le premier s’efforce –déjà- de refonder le capitalisme en le régulant et le moralisant, mais il annonce lucidement qu’en cas d’échec il n’y aurait plus d’autre issue que la guerre civile et la guerre tout court. Le second voit dans son dépassement communiste la seule issue à la décomposition de la société bourgeoise, mais, de révolution trahie en révolution manquée, il pressent de plus en plus clairement la catastrophe annoncée, jusqu’à envisager explicitement l’éventualité du judéocide.
Dans la Théorie générale, le Keynes considère – déjà – qu’il est urgent de moraliser le capitalisme : « Tant qu’il plaît aux millionnaires de construire de vastes demeures pour se loger pendant leur vie et des pyramides pour abriter leurs dépouilles après leur mort, ou que, regrettant leur péchés, ils édifient des cathédrales et dotent des monastères ou des missions étrangères, l’époque à laquelle l’abondance du capital s’oppose à l’abondance de la production peut être reculée. » Mais « il n’est pas raisonnable d’une communauté sensée accepte de rester tributaire de tels expédients »14). Pour lui, « la disparition du rentier ou du capitaliste sans profession » parasitaire aurait l’avantage de « n’exiger aucune révolution »15). Il faudrait pour cela « progresser dans les deux directions à la fois » : stimuler l’investissement, et appliquer en même temps « toutes sortes de mesures propres à accroître la propension à consommer ». Car « rien n’empêche d’accroître l’investissement et, dans un même temps, de porter la consommation non seulement au niveau qui dans l’état actuel de la propension à consommer correspond au flux accru de l’investissement mais à un niveau plus élevé encore »16). Il faudrait, pour y parvenir, « attribuer à des organes centraux certains pouvoirs de direction aujourd’hui confiés pour la plupart à l’initiative privée », tout en respectant « un large domaine de l’activité économique ». Certes, « l’élargissement des fonctions de l’Etat, nécessaire à l’ajustement réciproque de la propension à consommer et de l’incitation à investir, semblerait à un publiciste du XIXe siècle, ou à un financier américain contemporain, une horrible infraction aux principes individualistes ». Ce serait pourtant « le seul moyen d’éviter une complète destruction des institutions économiques actuelles »17).
Pour ceux qui s’en remettent aux verdicts provisoires du douteux tribunal de l’histoire, Keynes semble avoir eu gain de cause. C’est pourtant au prix d’une guerre mondiale, grâce à une croissance exceptionnelle due en partie à la reconstruction et à de nouveaux rapports de forces (sociaux et géopolitiques) que les « compromis » ou « pactes » sociaux des Trente glorieuses sont devenus possibles18). Ils ont cependant fini par éroder les taux de profit et la contre-réforme libérale initiée à la fin des années 1970 n’avait d’autre but que de restaurer la rentabilité du capital et de libérer son accumulation des contraintes keynésiennes. Rétablir ces contraintes, ce serait donc revenir à la case départ et retrouver les contradictions auxquelles les politiques libérales du dernier quart de siècle ont cherché à échapper.
Supposer réalisable l’harmonie entre l’incitation de la propension à consommer (et les moyens de la satisfaire) et l’incitation à investir, tout en garantissant un taux de profit ou une efficacité marginale du capital attractifs, c’est imaginer un monde aussi improbable qu’un arc-en-ciel incolore. C’est, à proprement parler, le discours idéologique du capitalisme utopique. Keynes semble vouloir croire que le capital spéculatif financier est une tumeur à éradiquer sur le corps sain du capital productif : « Ainsi, certaines catégories d’investissement sont-elles gouvernées moins par les prévisions véritables des entrepreneurs de profession que par la prévision moyenne des personnes qui opèrent à la Bourse, telle qu’elle est exprimée par le cours des actions. » C’est, s’indigne-t-il, « comme si un fermier, après avoir tapoté son baromètre au repas du matin, pouvait décider entre dix et onze heures de retirer son capital de l’exploitation agricole, puis envisager plus tard dans la semaine de l’y investir de nouveau »19). En effet, « la plupart des spéculateurs professionnels se soucient beaucoup moins de faire à long terme des prévisions serrées du rendement escompté d’un investissement au cours de son existence entière que de deviner peu de temps avant le grand public les changements futurs de la base conventionnelle d’évaluation ». Ces « fluctuations au jour le jour » exercent sur le marché « une influence tout à fait exagérée et même absurde »20).
Cette absurdité n’est pourtant pas un dérèglement du capitalisme réellement existant, mais son essence même : l’autonomisation de la sphère financière et le fétichisme de « l’argent qui fait de l’argent » par parthénogenèse ne sont pas des excroissances pathologiques, mais des phénomènes inhérents à la logique intime de l’accumulation du capital. De même, « le principe héréditaire » du capitalisme patrimonial, dans lequel Keynes croit discerner « les germes de la décadence », n’est autre que la forme juridique nécessaire de l’accumulation et de la transmission privées du capital21). « L’abolition de l’héritage » (des grands moyens de production, de communication et d’échange), troisième des dix points programmatiques du Manifeste communiste, est indissociable d’un bouleversement radical des rapports de propriété.
… socialisme utopique…,
Poser la question de savoir s’il y a une vie au-delà du capitalisme et à quoi ressemblerait un modèle alternatif de société, c’est en revanche risquer de s’engager sur la pente de spéculations utopiques, abstraction faite des incertitudes de la lutte des classes et des rapports de forces politiques. Soucieux de trouver les alternatives les plus concrètes possibles à la logique du marché, Thomas Coutrot propose « l’affirmation par la société civile de contre-pouvoirs faisant pression sur l’Etat et le Capital, et la construction directe de forces économiques alternatives, autrement dit le contrôle citoyen sur l’économie solidaire »22). L’« encerclement du pouvoir du capital dans une guerre de position où l’économie solidaire et le contrôle citoyen combinent leurs conquêtes pour se constituer progressivement en alternative à l’hégémonie capitaliste sur le champ économique ». « Se dessine – si l’on met entre parenthèse la question des droits de propriété – un modèle non capitaliste d’organisation économique, le modèle d’autogestion non salariale avec socialisation des marchés »23).
Ce « modèle », établi au prix d’une étrange « mise entre parenthèse » des droits de propriété, et fondé sur le pari d’un « encerclement » progressif du pouvoir capitaliste permettant d’affirmer une alternative sur le champ politique, rejoint la tradition des socialismes utopiques. Dans la mesure où il met aussi entre parenthèses la question politique et celle du pouvoir (supposé neutralisé par encerclement), il mise sur la supériorité de la raison envers les déraisons marchandes. Dans la lutte des classes réellement existante, il ne s’agit pas d’un concours de rationalité. On ne passe pas « progressivement », par transition pacifique d’un droit (le droit de propriété) à un autre (le droit à l’existence). Entre deux droits qui s’affrontent, rappelle sobrement Marx, « c’est la force qui tranche ». C’est pourquoi le dépassement des « socialismes utopiques » ne réside pas, comme a pu le laisser croire une piètre traduction, dans « un socialisme scientifique », mais dans une stratégie révolutionnaire capable d’articuler la fin et les moyens, le but et le mouvement, l’histoire et l’événement. Il ne s’agit donc pas de faire bouillir les marmites de l’avenir, mais de travailler dans les misères du présent pour explorer les pistes des mondes possibles au-delà du capital. La lutte politique concrète détermine les voies et impose parfois des réponses imprévues. Pour esquisser les contours d’un autre monde nécessaire, qu’il s’agit précisément de rendre possible, nous disposons seulement d’indications qui ne sont pas des inventions doctrinaires, mais des enseignements tirés de l’expérience passée des mouvements sociaux et des événements révolutionnaires.
… Et alternative révolutionnaire.
Un autre monde est-il possible ? Dire que la santé, les savoirs, le vivant ne sont pas à vendre, ou que l’université et l’hôpital ne sont pas des entreprises, c’est poser la question du dépassement/dépérissement des rapports et des catégories marchands : « Il faut prendre en tenailles la logique salariale marchande, de l’intérieur par la transformation du travail, de l’extérieur par l’extension d’un revenu garanti servi en nature sous forme de l’extension de la gratuité » cohérente avec la réduction drastique du temps de travail : la récupération du temps pour soi librement affecté est la manière la plus efficace de restreindre la sphère marchande au strict minimum »24). La démarchandisation des rapports sociaux ne se réduit pas à une opposition entre le payant et le gratuit. Immergée dans une économie de marché concurrentielle, une gratuité en trompe l’œil (financée par de la publicité) peut aussi servir de machine de guerre contre une production payante de qualité. C’est ce qu’illustre la multiplication des journaux gratuits au détriment d’un travail d’information et d’enquête qui coûte.
On peut imaginer des domaines d’échange direct – non monétaire - de biens d’usage ou de services personnalisés. Mais ce « paradigme du don » ne saurait être généralisé, sauf à concevoir un retour à une économie autarcique de troc. Or, toute société d’échange élargi et de division sociale complexe du travail requiert une comptabilité et un mode de redistribution des richesses produites. La question de la démarchandisation est par conséquent indissociable des formes d’appropriation et des rapports de propriété. C’est la privatisation généralisée du monde – c’est-à-dire, non seulement des produits et des services, mais des savoirs, du vivant, de l’espace, de la violence – qui fait de toute chose, y compris de la force humaine de travail, une marchandise vendable. On assiste ainsi, à grande échelle, à un phénomène comparable à ce qui s’est produit au début du 19e siècle avec une offensive en règle contre les droits coutumiers des pauvres : privatisation et marchandisation de biens communs et destruction méthodique des solidarités traditionnelles (familiales et villageoises hier, des systèmes de protection sociale aujourd’hui)25).
Les controverses sur la propriété intellectuelle en disent long à cet égard : « La moindre idée susceptible de générer une activité est mise à prix, comme dans le monde d spectacle où il n’y a pas une intuition, pas un projet ne soient aussitôt couverts par un copyright. Course en vue de l’appropriation, en vue des profits. On ne partage pas : on capture, on s’approprie, , on trafique. Le temps viendra peut-être où il sera impossible d’avancer un énoncé quelconque sans découvrir qu’il a été dûment protégé et soumis à droit de propriété26). » Avec l’adoption en 1994 de l’accord Trips (Trade Related Aspects of Intellectual Property Rights) dans le cadre des accords de l’Uruguay Round (dont est issue l’Organisation mondiale du commerce), les gouvernements des grands pays industrialisés ont ainsi réussi à imposer le respect mondial des brevets. Auparavant, non seulement leur validité n’était pas mondialement reconnue, mais cinquante pays excluaient carrément le brevetage d’une substance et ne reconnaissaient que les brevets sur les procédés de fabrication.
Depuis les années 1970, on assiste ainsi à une absolutisation des droits de pleine propriété, à une formidable appropriation privée par les multinationales de la connaissance et des productions intellectuelles et artistiques en général. L’information devenant une nouvelle forme de capital, le nombre de brevets déposés chaque année a explosé (156 000 en 2007). A eux seuls, Monsanto, Bayer et BASF ont déposé 532 brevets sur les gênes de résistance à la sécheresse. Des sociétés surnommées « trolls » achètent des portefeuilles de brevets afin d’attaquer en justice pour contrefaçon des producteurs dont l’activité utilise un ensemble de connaissances inextricablement combinées. Nouvelle forme d’enclosure contre le libre accès au savoir, cette course au brevetage génère ainsi une véritable « bulle de brevets ».
Elle autorise le brevetage de variétés de plantes cultivées ou d’animaux d’élevage, puis de substances d’un être vivant, brouillant du même coup la distinction entre invention et découverte, et ouvrant la voie au pillage néo-impérialiste par appropriation de savoirs zoologiques ou botaniques traditionnels. Le problème, ce n’est pas tant que le brevetage de séquences d’ADN constituerait une atteinte à la très divine Création, c’est que l’élucidation d’un phénomène naturel puisse faire désormais l’objet d’un droit de propriété. La description d’une séquence génique est un savoir et non un faire. Or, brevets et droits d’auteur avaient initialement pour contrepartie une obligation de divulgation publique du savoir concerné. Cette règle a été contournée bien des fois (au nom notamment du secret militaire). Mais Lavoisier n’a pas breveté l’oxygène, ni Einstein, la théorie de la relativité, ni Watson et Crick, la double hélice d’ADN. Depuis le 17e siècle, l’entière divulgation favorisait les révolutions scientifiques et techniques ; désormais, la part des résultats mis dans le domaine public diminue, tandis qu’augmente la part confisquée par brevet pour être vendue ou rapporter une rente. En 2008, Microsoft annonçait la mise en libre accès sur Internet de données concernant ses logiciels phares et autorisé leur utilisation gratuite pour des développements non commerciaux. Il ne s’agissait pas, précisait aussitôt dans un entretien à Médiapart son directeur des affaires juridiques, Marc Mossé, d’une remise en cause de la propriété intellectuelle, mais seulement d’une « démonstration que la propriété intellectuelle peut être dynamique ». Face à la concurrence des logiciels libres, les logiciels marchands comme Microsoft étaient forcés de s’adapter partiellement à cette logique de gratuité, dont le fondement est la contradiction croissante entre l’appropriation privative des biens communs et la socialisation du travail intellectuel qui commence avec la pratique du langage.
L’accaparement privatif des terres fut jadis défendu au nom de la productivité agraire dont l’augmentation était censée éradiquer disettes et famines. Aujourd’hui, la nouvelle vague d’enclosures prend prétexte à son tour de la course à l’innovation et de l’urgence alimentaire mondiale. Mais, alors que l’usage de la terre est « mutuellement exclusif » (ce que l’un s’approprie, l’autre ne peut en user), celui des connaissances et des savoirs est sans rival : le bien ne s’éteint pas dans l’usage qui en est fait, qu’il s’agisse d’une séquence génique ou d’une image digitalisée. Du moine copiste au courrier électronique, en passant par l’impression ou la photocopie, le coût de reproduction n’a ainsi cessé de baisser. C’est pourquoi, pour justifier l’appropriation privative, on invoque aujourd’hui la stimulation de la recherche plutôt que l’usage du produit.
En freinant la diffusion de l’innovation et son enrichissement, la privatisation contredit les prétentions du discours libéral sur les bienfaits concurrentiels. Le principe du logiciel libre enregistre au contraire à sa manière le caractère fortement coopératif du travail social qui s’y trouve cristallisé. Le monopole du propriétaire est contesté non plus, comme pour les libéraux, au nom de la vertu innovante de la concurrence, mais comme entrave à la libre coopération. L’ambivalence du terme anglais free appliqué au logiciel fait ainsi rimer gratuité et liberté. Comme à l’époque des enclosures, les expropriateurs d’aujourd’hui prétendent protéger les ressources naturelles et favoriser l’innovation. La riposte que faisait en 1525 la Charte des paysans allemands insurgés reste donc d’actualité : «Nos seigneurs se sont appropriés les bois, et si l’homme pauvre a besoin de quelque chose, il faut qu’il l’achète pour un prix double. Notre avis est que tous les bois doivent revenir à la propriété de la commune entière, et qu’il doit être à peu près libre à quiconque de la commune d’y prendre du bois sans le payer. Il doit seulement en instruire une commission élue à cette fin par la commune. Par là sera empêchée l’exploitation27). »
Sept hypothèses stratégiques.
1. La condition première de l’émancipation sociale, qui détermine aussi bien une transformation de la notion de travail que les conditions d’une pratique concrète de la démocratie, c’est la démarchandisation de la force de travail. Elle implique le partage du temps de travail et la garantie du droit à l’emploi pour tous et toutes, en commençant une réduction drastique du temps de travail. En 1919, la guerre à peine terminée, Lénine recommandait aux communistes allemands l’adoption d’une journée de six heures. Keynes poussa l’audace jusqu’à envisager, pour une société capable de dompter son hybris, « des postes de trois heures par jour ou de quinze heures par semaine », car « trois heures par jour suffiront amplement à satisfaire le vieil Adam chez la plupart d’entre nous »28). Dans la Théorie générale, il reconnait certes « qu’à l’heure actuelle, la grande majorité des individus préfèrent l’augmentation de leur revenu à l’augmentation de leur loisir », et qu’on ne peut obliger ceux qui préfèrent un supplément de revenu à jouir d’un supplément de loisir ». Mais, aujourd’hui comme hier, la question (que Keynes ne pose pas) est de savoir pourquoi tant d’individus peuvent préférer travailler plus pour gagner plus dans un travail aliéné, que se serrer la ceinture dans un temps réputé libre mais tout aussi aliéné et vide. L’expérience des 35 heures avec flexibilité et compensation salariale apporterait d’édifiants éléments de réponse. Le partage du temps de travail garantissant droit à l’emploi et, à défaut, à un revenu décent garanti, signifierait l’extension du salaire socialisé au-delà des systèmes actuels de protection sociale, et, par conséquent le dépérissement du travail forcé et salariat exploité.
2. Le multiplicateur de Keynes, censé assurer une dynamique tendant au plein emploi, associe l’incitation à investir à l’incitation de la « propension à consommer ». Mais consommer quoi, et comment ? Plus d’un siècle auparavant, Marx avait percé à jour la logique intrinsèque de la société de consommation : « Tout homme s’applique à créer pour l’autre un besoin nouveau pour le contraindre à un nouveau sacrifice, le placer dans une nouvelle dépendance et le pousser à un nouveau mode de jouissance. Avec la masse des objets augmente l’empire des êtres étrangers auquel l’homme est soumis et tout produit nouveau renforce encore la tromperie réciproque et le pillage mutuel. La quantité de l’argent devient de plus en plus l’unique et puissante propriété de l’homme ; de même qu’il réduit tout être à son abstraction, il se réduit lui-même, dans son propre mouvement, à un être quantitatif. L’absence de mesure et la démesure deviennent sa véritable mesure29). » La réponse à cette démesure consiste à retrouver une mesure humaine opposant la satisfaction raisonnée des besoins sociaux à la course illimitée à la jouissance.
C’est probablement à quoi songent certains courants qui se revendiquent de la décroissance. Mais s’il existe, comme le constatait Henri Lefebvre, une « croissance sans développement », il doit pouvoir exister un développement choisi des forces productives et de la richesse sociale, qualitativement différent de la croissance productiviste indexée sur l’insouciance écologique de la course au profit maximal immédiat. C’est pourquoi Jean-Marie Harribey préfère parler de décélération que de décroissance30). Il s’agit en effet de changer radicalement par la discussion démocratique les critères du développement social, et non d’imposer par une écologie ou une expertise autoritaires l’ascétisme et la frugalité pour tous. L’important, c’est que l’idée même d’un développement « durable », soucieux des conditions naturelles de reproduction de l’espèce que nous sommes, exige (quelles que soient les interprétations problématiques auxquelles peut prêter la notion de durabilité) une temporalité longue, incompatible avec les arbitrages instantanés à courte vue des marchés. La gestion des ressources non renouvelables (en particulier les choix en matière de production et de consommation d’énergie), ainsi que les modifications climatiques, les conséquences de la pollution des océans, du stockage des déchets nucléaires, de la déforestation, appellent des décisions et des choix de planification à long terme dont la portée dépasse de loin la durée d’un mandat électif.
3. Keynes soutenait la nécessité de renforcer l’intervention publique pour contenir les excès et les débordements mortifères du laisser-faire. Mais il perpétuait une stricte division entre le politique et l’économique, entre l’Etat et le marché : « Hors la nécessité d’une direction centrale pour maintenir la correspondance entre la propension à consommer et l’incitation à investir, il n’y a pas plus de raison aujourd’hui qu’auparavant de socialiser la vie économique. » Pour subordonner (et non pas supprimer) le marché aux besoins sociaux et aux impératifs écologiques, il est au contraire nécessaire de « ré-encastrer » l’économie dans l’ensemble complexe des rapports sociaux, autrement dit de rendre l’économie véritablement politique. C’est le sens d’une planification autogestionnaire et démocratique : non une technique rationnelle de gestion, mais une autre conception des rapports sociaux qui oppose la solidarité sociale au calcul égoïste, le bien commun, le service public, et l’appropriation sociale à la privatisation du monde et à la concurrence impitoyable de tous contre tous.
4. « Une assez large socialisation de l’investissement s’avèrera, reconnaissait Keynes, le seul moyen d’assurer approximativement le plein emploi, ce qui ne veut pas dire qu’il faille exclure les compromis et les formules de toutes sortes permettant à l’Etat de coopérer avec l’initiative privée31). » A l’heure des scandales financiers et du renflouement sans contre partie des banques par les pouvoirs publics, le propos paraît presque subversif. Il est pourtant de bon sens. Un service public de crédit et d’assurance serait le moyen de piloter l’investissement, d’organiser la reconversion progressive de branches industrielles sinistrées et écologiquement problématiques comme l’automobile, d’engager une grande transition énergétique, et, plus généralement, de soumettre l’économie au priorités sociales démocratiquement déterminées. La socialisation de l’investissement par le biais d’un monopole bancaire public est l’une des conditions nécessaires (et non suffisantes) d’un développement durable planifié fondé sur une pluralité des formes de propriété sociale (services publics, biens communs, secteur coopératif d’économie solidaire) qui n’impliquerait pas la suppression du marché, mais sa subordination à la démocratie politique et sociale. Dans cette perspective la monnaie, ainsi que Trotski l’envisageait dans son article sur les Etats-Unis, continuerait à jouer un rôle comptable car, sauf à postuler l’abondance, les prix demeureraient irremplaçables pour évaluer la fraction de travail social cristallisée dans les biens et les services. Mais le pilotage politique de l’économie ne reposerait pas seulement sur la propriété sociale des grands moyens de production, de communication, et d’échange. Il requiert aussi le contrôle public de l’outil monétaire par la Banque centrale et une politique fiscale fortement redistributive32).
5. Dans L’Etat et la Révolution, Lénine affirmait que la démocratie politique, et la non la simple gestion administrative et bureaucratique, pouvait seule se montrer supérieure aux calculs à court terme des marchés pour utiliser et répartir au mieux les richesses selon une détermination collective des besoins sociaux et de leur hiérarchie. A certains marxistes, pour lesquels le droit à l’autodétermination des nations opprimées était irréalisable sous le capitalisme et deviendrait superflu sous le socialisme, il répliquait d’avance : « Ce raisonnement, soi-disant spirituel mais en fait erroné, pourrait s’appliquer à toute institution démocratique, car un démocratisme rigoureusement conséquent est irréalisable en régime capitaliste, et en régime socialiste, tout démocratie finira par s’éteindre […] Développer la démocratie jusqu’au bout, rechercher les formes de ce développement, les mettre à l’épreuve de la pratique, et elle est pourtant l’une des tâches essentielles de la lutte pour la révolution sociale. Pris à part, aucun démocratisme, quel qu’il soit, ne donnera le socialisme : mais dans la vie, le démocratisme ne sera jamais pris à part. Il sera pris dans l’ensemble. Il exercera aussi une influence sur l’économie dont il stimulera la transformation33). »
La société nouvelle doit en effet s’inventer sans mode d’emploi, dans l’expérience pratique de millions d’hommes et de femmes. Un programme de parti n’offre à ce propos, disait Rosa Luxemburg, que « de grands panneaux indiquant la direction », et encore ces indications n’ont-elles qu’un caractère indicatif, de balisage et de mise en garde, plutôt qu’un caractère prescriptif. Le socialisme ne saurait être octroyé d’en haut. Certes, « il présuppose une série de mesures coercitives contre la propriété, etc. », mais si « l’on peut décréter l’aspect négatif, la destruction », il n’en est pas de même de « l’aspect positif, la construction : terre neuve, mille problèmes. » Pour résoudre ces problèmes, la liberté la plus large, l’activité la plus large de la population est nécessaire. Or, la liberté, « c’est toujours au moins la liberté de celui que pense autrement ». Ce n’est pas elle, mais la terreur qui démoralise : « Sans élections générales, sans une liberté de presse et de réunion illimitée, sans une lutte d’opinion libre, la vie s’étiole dans toutes les institutions publiques, végète, et la bureaucratie demeure le seul élément actif. »
Ces avertissements de Rosa Luxemburg prennent ainsi rétrospectivement tout leur sens. Dès 1918, elle redoutait que des mesures d’exception, temporairement justifiables, ne deviennent la règle, au nom d’une conception purement instrumentale de l’Etat comme appareil de domination d’une classe sur une autre. La révolution se contenterait alors de le faire changer de mains : « Lénine dit que l’Etat bourgeois est un instrument d’oppression de la classe ouvrière, l’Etat socialiste un instrument d’oppression de la bourgeoisie, qu’il n’est en quelque sorte qu’un Etat capitaliste inversé. Cette conception simpliste omet l’essentiel : pour que la classe bourgeoise puisse exercer sa domination, point n’est besoin d’enseigner et d’éduquer politiquement l’ensemble de la masse populaire, du moins pas au-delà de certaines limites étroitement tracées. Pour la dictature prolétarienne, c’est là l’élément vital, le souffle sans lequel elle ne saurait exister34). »
Il aura fallu les leçons cinglantes de la contre-révolution bureaucratique pour que, dans La Révolution trahie, Trotski en tire les conclusions principielles sur la nécessité de l’indépendance rigoureuse des partis et des syndicats par rapport à l’Etat et du pluralisme politique : « En vérité, les classes sont hétérogènes, déchirées par des antagonismes intérieurs, et n’arrivent à leurs fins que par la lutte des tendances, des groupements et des partis. Comme une classe est faite plusieurs fractions, la même classe peut former plusieurs partis. De même, un parti peut s’appuyer sur des fractions de plusieurs classes. On ne trouvera pas, dans toute l’histoire politique, un seul parti représentant une classe unique si, bien sûr, on ne consent pas à prendre une fiction policière pour la réalité35). » Ces paroles décisives reconnaissent et fondent en principe (bien avant Bourdieu) une autonomie du champ politique irréductible à un simple reflet des classes sociales.
6. Contrairement à la légende réactionnaire qui présente le projet communiste comme la négation ou le sacrifice de l’individu à la collectivité anonyme, ses pionniers l’ont conçu comme « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Si l’émancipation collective est inconcevable sans l’épanouissement individuel, elle n’est pas pour autant un plaisir solitaire. Alors que le libéralisme prétend épanouir l’individu, il encourage en réalité le calcul égoïste dans la concurrence de tous contre tous, autrement dit, un individualisme sans individualité ni personnalité, façonné par le conformisme publicitaire. La liberté proposée à chacun n’est pas celle du citoyen, c’est d’abord celle de consommer avec l’illusion de pouvoir choisir des produits formatés. L’apologie du risque et la culture du mérite servent d’alibi à des politiques d’individualisation et de démolition des solidarités, par l’individualisation des salaires, du temps de travail, des risques (devant la santé, la vieillesse ou le chômage) ; à l’individualisation des rapports contractuels contre les conventions collectives et la loi commune ; à la démolition des statuts sous prétexte de meilleure reconnaissance des trajectoires individuelles.
Quand le Parti socialiste place la question de l’individu parmi les priorités de sa réflexion sur son projet, il ne fait guère que courir derrière la mystification libérale. Censé remplir un vide idéologique et les individus remplacer les classes sociales, le thème irrigue de plus en plus la novlangue socialiste et participe d’une émulation rhétorique avec ses usages sarkozystes : propriété individuelle, réussite individuelle, sécurité individuelle, etc. Cette exploitation idéologique de la question individuelle détourne des aspirations pourtant bien légitimes dans nos sociétés. Le développement des capacités et des possibilités de chacun est un critère de progrès plus probant que bien des performances industrielles « écocidaires ». On n’est pas obligé pour autant d’opposer les classes et les individus. Reconnaître une place décisive à l’opposition entre capital et travail n’oblige en rien à renoncer aux besoins personnels d’épanouissement, de reconnaissance et de créativité. Le capitalisme prétend les satisfaire, mais il les enferme en réalité dans les bornes étriquées du conformisme marchand et du conditionnement commercial, accumulant frustrations et déceptions.
Valoriser l’individualité ou le « singulier pluriel », c’est au contraire renforcer la critique du capitalisme, loin de s’en éloigner. Comment faire, en effet, pour que l’appel à l’initiative et à la responsabilité individuelles ne cède pas devant la soumission aux logiques de la domination, si n’est pas mise en œuvre une redistribution des richesses, des pouvoirs et des moyens culturels ? Comment démocratiser les possibilités d’accomplissement de chacun sans cette distribution, associée à des mesures spécifiques d’actions positives contre les inégalités naturelles ou sociales ? La société capitaliste suscite des envies, des besoins, des désirs qu’elle est incapable d’assouvir. Elle génère des aspirations sociales et culturelles que le règne du capital ne peut satisfaire pour la grande majorité. Pour s’épanouir, l’individu moderne a eu besoin de solidarités sociales (code du travail, sécurité sociale, retraite, statut salarial, services publics). Ce sont ces solidarités que les contre-réformes libérales visent précisément à détruire au profit d’une jungle concurrentielle impitoyable.
7. Devant la brutalité de la crise et l’explosion du chômage, des voix s’élèvent pour prôner des mesures protectionnistes, à commencer par « un protectionnisme européen ». Au nom d’une « nécessaire correspondance des espaces économiques et sociaux », Emmanuel Todd s’en est fait le champion36). Le but ne serait pas de repousser les importations, comme Charles Martel repoussa jadis les Arabes à Poitiers, et comme Michel Jobert tenta en 1982 d’y repousser les magnétoscopes japonais, mais de « créer les conditions d’une remontée des salaires » afin que l’offre crée à nouveau sur place sa propre demande. L’hypothèse d’un enchaînement vertueux, selon lequel la relance des revenus suffirait à relancer la demande intérieure, qui relancerait la production, relève cependant d’une loi des débouchés aussi illusoire que celle de Say et de Ricardo.
La question n’est pas de principe ou de doctrine. Protéger ? Mais protéger quoi, contre qui, et comment ? Si l’Europe commençait par adopter des critères sociaux de convergence en matière d’emploi, de revenu, de protection sociale, de droit du travail, par harmoniser la fiscalité, elle pourrait légitimement adopter des mesures de protection, non plus des intérêts égoïstes de ses industriels et de ses financiers, mais des droits et des acquis sociaux. Elle pourrait le faire de manière sélective et ciblée, avec en contrepartie des accords de développement solidaire avec les pays du Sud en matière de migrations, de coopération technique, de commerce équitable. Sans quoi un protectionnisme de riche aurait pour principal effet de se décharger des dégâts de la crise sur les pays les plus pauvres. Imaginer inversement qu’une mesure de protection douanière suffirait à entraîner mécaniquement une amélioration et une homogénéisation des conditions sociales européennes, comme si elle était techniquement neutre dans une lutte des classes exacerbée par la crise, est une grosse naïveté. Les travailleurs auraient au contraire les inconvénients des tracasseries bureaucratiques et frontalières sans les avantages sociaux.
S’il est, selon Todd, majoritairement souhaité aujourd’hui par les ouvriers et les jeunes, un tel protectionnisme ne tarderait pas, ou bien à basculer dans la « préférence nationale » (ou européenne) la plus éculée, « Produisons européen ! » devenant « Travaillons européen ! ». Tout comme hier le Front national n’eut qu’à ajouter au slogan « Produisons français ! »… « avec des Français » ! Ou bien, il ne résisterait pas longtemps à son impopularité dans l’opinion. On a déjà vu, en dépit des tirades officielles contre le protectionnisme, monter en puissance, avec les manifestations en Angleterre et en Irlande contre les travailleurs immigrés polonais ou autres, la tentation de la « préférence nationale » : « Achetez américain ! » à New York, ou « Travaillez british » à Londres. De ce protectionnisme chauvin au racisme et à la xénophobie, il n’y a qu’un pas, d’autant plus aisément franchi que ces travailleurs (12 millions de sans-papiers aux Etats-Unis, 8 millions environ dans l’Union européenne) ont vocation en temps de crise de servir de « variables d’ajustement », soit par le biais d’expulsions massives en application de la « préférence nationale » à l’embauche, soit en faisant pression sur les salaires grâce à la tolérance d’un vaste marché noir du travail37).
Toutes ces hypothèses sont évidemment incompatibles avec les logiques concurrentielles et les contraintes institutionnelles du marché mondial. Leur mise en pratique implique donc d’en assumer la remise en cause.
Face à la brutalité de la crise et au désarroi de réformistes sans réformes, certaines mesures contenues dans la vieille trousse keynésienne peuvent paraître à certains d’une audace quasi révolutionnaire. A tel point que d’aucun entrevoient la possibilité d’une alliance stratégique entre réformateurs keynésiens et communistes révolutionnaires. C’est perdre de vue l’essentiel. Quand les survivants d’une gauche réformatrice envisagent une alternative keynésienne européenne au libéralisme, il est possible de faire un bout de chemin ensemble s’ils sont vraiment prêts à lutter pour sortir des traités européens en vigueur, pour établir des normes sociales européennes en matière de salaire, d’emploi, de protection sociale, de droit du travail, pour promouvoir une harmonisation fiscale fortement redistributive, ou pour socialiser les moyens de production et d’échange nécessaires à la construction de services publics européens en matière d’énergie, de transport, de télécommunications. Mais cela impliquerait une politique à 180% opposée à ce qu’ont fait depuis un quart de siècle tous les gouvernements de gauche en Europe auxquels ils ont pour la plupart activement participé. A supposer qu’il se trouve des réformistes suffisamment déterminés pour emprunter cette voie, nous pourrions donc combattre côte à côte pour des objectifs communs, et il se pourrait que ce mobilisations enclenchent une dynamique sociale allant au-delà des objectifs initiaux. Mais cela ne signifierait nullement une harmonieuse synthèse entre keynésianisme et marxisme. Comme projet politique d’ensemble, et non comme somme de mesures partielles, le programme de Keynes, hautement proclamé, est de sauver le capital de ses propre démons. Celui de Marx est de le renverser.
Notes :