Petit bréviaire du croyant néolibéral par temps d'apocalypse politique.
Par Frédéric Pierru. ( paru dans Savoir/Agir n° 8)
Les contorsions idéologiques et rhétoriques des gardiens de la croyance économique1) confrontés au spectacle pathétique du naufrage de la finance libéralisée puis, dans son sillage, de l’entrée de l’économie mondiale dans la plus grave récession depuis l’après-guerre, voire depuis les années 1930, peuvent prêter à sourire et même à moqueries. Il a fallu aux éditorialistes, journalistes économiques, « experts », bref à tous les agents de l’économie2), expliquer – et d’abord à leurs propres yeux – l’inexplicable : comment le « marché », dont ils avaient à longueur de pages et d’interviews célébré les vertus supposées, pouvait-il conduire à un tel fiasco ? Quelle revanche, au moins symbolique, pour celles et ceux qui, depuis le milieu des années 1990 au moins, persistent, malgré toutes les accusations d’« archaïsme » et de confusion idéologique, à dénoncer les logiques et effets sociaux pervers de la dérégulation à tout crin des économies nationales !
Toutefois, en rester à un regard mi-amusé, mi-ironique, sinon revanchard, sur les gesticulations désespérées des matelots et des officiers du Titanic néolibéral3) ferait manquer une question sociologique importante : comment les agents sociaux font-ils pour surmonter le démenti empirique infligé à une croyance à laquelle ils tiennent plus que tout et par rapport à laquelle ils ont organisé leur vie ? La crise financière et économique actuelle offre un magnifique terrain d’investigation pour prolonger les questionnements pionniers d’une petite équipe de psychosociologues américains, emmenée par Léon Festinger dans les années 19504).
Ces chercheurs se sont employés à identifier les différentes stratégies par lesquelles des individus tentent de réduire la « dissonance cognitive », psychologiquement très inconfortable, qui apparaît lorsqu’une croyance, dans laquelle ils sont sincèrement engagés, de façon irréversible, est prise à revers, sans ambiguïté, par les faits. C’est ainsi qu’ils prirent comme terrain d’expérimentation une secte millénariste dont les adeptes communiaient autour d’une prophétie extraterrestre annonçant la fin du monde pour le 21 décembre 1953. Bien entendu, le 21 décembre, il ne se passa rien. Comment allaient donc réagir les fidèles à ce cruel désaveu des faits ? Le « bon sens » aurait voulu que des individus rationnels renoncent à cette croyance. Il n’en fut rien. Certains préférèrent tolérer la dissonance cognitive, source de malaise, plutôt que renoncer à leur foi ; d’autres se réfugièrent dans le déni pur et simple en se disant qu’il n’y avait finalement qu’une simple erreur de date (la communication avec les extraterrestres étant de faible qualité…) et attendirent donc le déluge imminent ; d’autres encore s’efforcèrent de rationaliser, avec le soutien des autres adeptes, leur croyance en élaborant une nouvelle version des faits pour surmonter le choc du démenti ; enfin, certains adeptes se lancèrent à corps perdu dans le prosélytisme et la propagande en cherchant à rallier à leur croyance les profanes : en effet, si tout le monde partageait cette croyance, personne n’irait s’interroger sur sa validité ! C’est donc au pire moment, lorsque la prophétie fut invalidée, que la secte décida de s’ouvrir sur l’extérieur et de répondre aux questions des journalistes et des riverains.
Accommoder l’échec de la prophétie néolibérale : déni, rationalisation et prosélytisme.
Alors que les adeptes de la secte millénariste attendaient de pied ferme l’apocalypse, les adeptes de la prophétie néolibérale (se) promettaient, au contraire, l’avènement du paradis économique sur terre : croissance, plein emploi, enrichissement généralisé, réduction des inégalités. Reste que les stratégies cognitives pour arranger une réalité incontestablement dérangeante sont identiques. La mise à l’épreuve empirique du néolibéralisme révèle que celui-ci, loin d’être le constat « objectif » d’une « nécessité incontournable », n’est, en réalité, qu’une croyance à laquelle sont attachés des agents de l’économie qui, par ailleurs, aiment à se présenter et à se représenter comme hautement « rationnels ».
Les formes plurielles du déni.
Ainsi du déni, stratégie mentale bien plus complexe que l’on ne pourrait penser de prime abord. Le travail récent de Stanley Cohen a montré l’ambivalence et la pluralité des formes de déni5). Ambivalence tout d’abord, car le déni se situe toujours à la frontière de la connaissance et de la méconnaissance ; il est « un énoncé sur le monde ou sur soi (ou sur la connaissance du monde ou de soi) qui n’est ni littéralement vrai ni un mensonge délibéré pour tromper autrui mais qui ouvre l’étrange possibilité de savoir et de ne pas savoir en même temps. L’existence de ce qui est dénié doit être d’une façon ou d’une autre connue, et les formes d’expression de ce déni doivent être d’une façon ou d’une autre crédibles. »6)
Pluralité, ensuite, du déni. Il n’existe, en effet, pas un déni mais plusieurs formes de déni, culturellement et historiquement datées. En première approche, il convient de distinguer le déni « littéral » dans lequel la situation ou la connaissance de la situation sont niées (« ça n’est pas arrivé » ou « je ne savais pas ») du déni interprétatif dans lequel le déni porte moins sur les faits que sur leur interprétation (« ça n’est pas ce que vous pouvez croire ») et, enfin, du déni d’implication dans lequel les faits et leur interprétation dominante sont admis mais n'entraînent aucune action (« en quoi cela me concerne-t-il ? »). Le déni littéral a été longtemps la stratégie préférée de Christine Lagarde, ministre des Finances, pour qui la crise des subprimes n’était qu’une péripétie du capitalisme américain qui, jamais, au grand jamais, n’affecterait la bonne santé de l’économie mondiale et, surtout, française : « Cela ne pouvait arriver ». Dans un registre proche, la découverte des risques considérables pris par des traders, tel Jérôme Kerviel, focalisés sur leurs bonus faramineux, puis de l’implication des principales banques françaises dans les dérives de la finance américaine constituent deux bons exemples du « je ne savais pas » qui a tenu de ligne de défense des dirigeants bancaires français comme des principaux membres du gouvernement.
Toutefois, le plus intéressant est le déni interprétatif, tant son répertoire n’a cessé de s’enrichir depuis quelques mois. Il y a d’abord le déni de responsabilité par l’invocation d’une nécessité supérieure à laquelle il n’était pas possible de se soustraire. Ainsi, la récession qui frappe la France aurait pour seule cause les dérives de la finance américaine, occultant dans le même mouvement la contribution décisive de tous les gouvernements des pays développés à la libéralisation et à la dérégulation des marchés financiers. Vient ensuite le déni de préjudice qui relativise le mal causé. C’est ainsi que l’inénarrable Jacques Marseille, universitaire médiatique fou de chiffres en folie, est passé de plateaux de télévision en tribunes dans la presse écrite pour nous expliquer doctement que l’on avait tort de se faire peur avec la référence à la crise de 1929, tant les conséquences en termes de croissance ou de chômage étaient incomparables. Finalement, on assisterait ni plus ni moins à une nouvelle péripétie cyclique du capitalisme éternel : au boom succèdent inéluctablement l’« assainissement » et la « correction » des excès… même s’il est regrettable que les salariés, qui n’avaient que très peu profité du boom, soient les premiers « corrigés » et « assainis ». D’autres « experts » médiatiques, tel Nicolas Baverez, nous ont suppliés de relativiser le marasme économique actuel en le resituant dans l’extraordinaire expansion économique mondiale qu’aurait permise depuis quinze ans la « mondialisation heureuse ».
Il y a aussi le blâme de la victime, qui est un classique des hérauts du libéralisme. En 1930 déjà, l’économiste Jacques Rueff pourfendait les syndicats et le trop plein de réglementations du marché du travail comme autant d’obstacles aux ajustements (baisse des salaires) nécessaires à la reprise économique. Les salariés au chômage étaient ainsi présentés comme les victimes consentantes de leur goût excessif pour la sécurité salariale… Une version contemporaine du blâme de la victime, ici du salarié, est fournie par l’inventif Jacques Julliard qui n’a pas peur d’écrire dans Le Nouvel Observateur : « La dénonciation des élites est une thèse largement répandue, c’est-à-dire populaire. Elle peut facilement devenir populiste. […] Autrement dit, la dénonciation, si justifiée soit-elle, de la faillite des élites ne doit pas servir d’alibi commode à la responsabilité des Français dans le déclin de la France. Ce que les Allemands ont su faire naguère grâce à Gerhard Schröder, à savoir une politique d’austérité, qui les met en meilleure posture que nous face à l’avenir […] en sommes nous encore aujourd’hui capables ? » Et l’intellectuel de gouvernement Julliard de revisiter les écrits de Blum, Bloch et Renan pour fustiger « le harcèlement social, la mesquinerie petite bourgeoise et l’absence de largeur de vue des syndicats de fonctionnaires »… Il fallait oser. Et peu importe que l’Allemagne connaisse aujourd’hui des difficultés économiques encore plus graves que la France7).
Si l’on continue de dérouler le répertoire du déni interprétatif, on trouve la mise en accusation des accusateurs, qui est la stratégie préférée des praticiens de la finance et des néolibéraux purs et durs8). Par exemple, refusant de renoncer à la croyance selon laquelle la libéralisation et l’innovation financières sont les meilleurs moyens d’allouer de manière optimale les risques, un consultant financier et le vice-président de l’université Paris Dauphine préfèrent dénoncer, dans Le Monde, la politique d’intérêt bas de la FED, les incitations fiscales au crédit immobilier ou encore l’absence de régulation des hedge funds9). Autrement dit, ce que mettrait en évidence la crise actuelle, c’est moins les défaillances du « marché » que celles du régulateur étatique ! Il ne leur viendrait pas à l’esprit que ce régulateur public puisse être capturé, comme disent pourtant les économistes, par les intérêts privés, ainsi qu’en attestent la puissance politique de Wall Street10) ou encore les protections politiques dont profitent les paradis fiscaux11). Les couples notionnels marché/État et public/privé, naturalisés, facilitent considérablement cette forme de déni en occultant la spécificité de « l’État prédateur », à savoir sa colonisation et son contrôle par des intérêts privés cherchant soit à empêcher toute immixtion de logique publique dans des secteurs livrés à la seule recherche du profit, soit à reconquérir des espaces qui avaient été jusqu’alors soustraits à la concurrence et au profit, comme par exemple la sécurité sociale ou les services publics12). De surcroît, quel paradoxe il y a à exiger désormais des États qu’ils « régulent » alors que les principaux acteurs de la finance et de l’économie n’ont cessé de faire pression sur eux pour qu’ils abjurent leur passé interventionniste et qu’ils ne se consacrent désormais qu’à une seule tâche : déréguler !13) Preuve (supplémentaire) que la croyance s’affranchit très aisément du principe de non-contradiction.
Mentionnons pour finir deux autres formes de déni interprétatif. Tout d’abord, l’invocation de loyautés supérieures qui consiste à justifier les maux infligés aux populations par la fidélité à des engagements moraux et politiques. On reconnaîtra ici sans peine la façon dont les gouvernements européens tentent de se dédouaner des politiques qu’ils savent impopulaires mais qu’ils soutiennent en « chargeant » les institutions et règles européennes, pourtant par eux voulues : l’austérité salariale, la réduction des déficits publics ou la baisse de la pression fiscale sont présentées comme les contreparties des « engagements européens de la France ». Enfin, plus difficile à tenir publiquement, il y a l’indifférence morale qui consiste purement et simplement à répudier tout système axiologique et, partant, à neutraliser ab initio toute mise en accusation. Un exemple intéressant est fourni par l’ancien trader d’extraction populaire Marc Fiorentino, passé par HEC, entré en finance sous la protection de l’inventeur sulfureux des « obligations pourries » ou junk bonds – Michael Milken14) – et ancien dirigeant de banques d’affaire américaines, auteur d’un roman de circonstance intitulé Un trader ne meurt jamais15), qui a affirmé sur toutes les ondes que le capitalisme n’est pas et ne peut être moral et que l’écume de l’indignation publique n’aura aucun effet sur la réalité incontournable de l’accaparement du pouvoir économique, financier et politique par quelques happy fews. Se moquant des millions de moutons « qui ont autant de chances de gagner (en bourse) qu'à l'Euromillions », il a affiché sa fascination pour la poignée de maîtres du monde, installés devant « le plus formidable des jeux de stratégie, avec des cartes de situation redistribuées en permanence»16). Le cynisme et l’élitisme revendiqués de l’initié (dans tous les sens du terme) lui permettent dans le même mouvement de ne pas avoir à se sentir coupable des méfaits économiques et sociaux du casino mondial.
Enfin, après le déni littéral et le déni interprétatif, vient le déni d’implication qui, rappelons-le, consiste à rompre tout lien entre connaissance et action : c’est le « oui, c’est terrible, mais en quoi cela me concerne ? » ou le « c’est monstrueux mais je ne peux rien y faire » que tout un chacun a pu prononcer un soir devant le spectacle télévisé des atrocités du monde. Le monde politique n’est pas avare d’exemples de ce type de déni qui ne manque pourtant pas d’affaiblir considérablement la légitimité de l’action politique longtemps créditée du pouvoir de « changer la vie ». Il y a eu, on s’en souvient, la malheureuse déclaration du Premier ministre Lionel Jospin, confronté aux suppressions de postes chez Michelin, selon laquelle « Il ne faut pas tout attendre de l’État ». Il y a désormais le « On ne peut pas en faire plus que les autres parce qu’il y a une contrainte de compétitivité » de Jean-François Copé qui, acquiesçant au caractère scandaleux des inégalités salariales et des rémunérations des grands patrons, justifie ainsi son impuissance à les réduire17). La « vie dans un monde ouvert et complexe » suppose de faire des « compromis avec ses partenaires » et d’en rabattre sur ses souhaits et désirs. Et l’on y renonce d’autant plus facilement qu’il s’agit des souhaits et désirs populaires tandis que, de son côté, l’on cumule activités d’avocat d’affaires et de député responsable du groupe parlementaire UMP, avec un œil rivé sur les présidentielles de 2017…
Entre rationalisation et propagande.
Voilà pour le déni dont on voit qu’il est constitutif d’un registre cognitif et rhétorique finalement très riche. Festinger et son équipe ont mis l’accent sur une autre stratégie visant à réduire la dissonance cognitive entre la croyance et le désaveu des faits, à savoir la rationalisation de cette croyance. Les chercheurs américains ont souligné que cette stratégie ne pouvait être que collective : « Fort heureusement, l’adepte déçu peut en général se tourner vers ses congénères frappés par la même dissonance et soucieux comme lui de la réduire : la nouvelle version des faits va mobiliser les membres du mouvement qui y trouveront le moyen de surmonter, dans une certaine mesure, le choc du récent démenti. »18) La production collective d’une nouvelle version des faits, à des fins de réassurance et de restauration de la croyance, est assez proche du travail du déni interprétatif identifié par S. Cohen : il s’agit bien, dans les deux cas, de « recadrer »19) la situation de telle façon à la rendre compatible avec le maintien du noyau dur de la croyance. Cependant, nous semble-t-il, dans la rationalisation, le travail cherche moins à réfuter l’interprétation dominante de la catastrophe, comme dans le déni interprétatif, qu’à relativiser la portée pratique du démenti infligé par les faits : « je peux toujours y croire à condition que… ». Cela suppose de faire quelques concessions sur le fond. Par exemple, cantonner les causes de la crise au secteur de la finance dérégulée et passer sous silence le lien entre l’apparition des bulles spéculatives et le creusement des inégalités salariales et patrimoniales permettent de sauver l’essentiel : la croyance dans les vertus de la « concurrence libre et non faussée »20). Plus généralement, le thème des « excès » du capitalisme joue ici le rôle de la vaccine raillée par Roland Barthes dans ses mythologies21). L’ « excès », comme le « dysfonctionnement », polarise l’attention sur la défaillance partielle d’un système global dont la fonctionnalité n’est pas mise en cause. Il suffirait alors de corriger techniquement l’élément défaillant et d’en « revenir aux fondamentaux » pour que le « système » fonctionne à nouveau parfaitement22).
Dans sa forme la plus naïve, la rationalisation va concéder la défaillance morale de certains agents, alors cloués au pilori de l’opinion publique. Ce procédé n’est pas nouveau, loin s’en faut : dans les années 1930, déjà, la chasse aux « responsables », aux « coupables » et aux « méchants » fut ouverte pour expliquer le krach, ce qui permit de dédouaner momentanément une économie pourtant « fondamentalement malsaine ».23) Inculper la moralité des individus permet, autrement dit, de relaxer les structures collectives qui produisent et reproduisent les comportements étiquetés de déviants24). Dans un registre proche, pour de nombreux « experts », dont Alain Minc, il n’y a pas lieu de changer d’orientation de politique macroéconomique ; tout au plus faut-il être attentif à la symbolique – « car la symbolique, c’est important dans une société en crise »25) – et demander aux grands patrons un peu de self-control en matière de rémunérations. Il faut prendre le slogan de la « moralisation du capitalisme » pour ce qu’il est : la rationalisation d’une croyance prise en défaut par les faits, et non pour une analyse scientifique des causes de la crise.
Plus subtil est le slogan de la « régulation » de ce même capitalisme car, ici, les structures elles-mêmes commencent à être pointées du doigt. Le recours au mot valise de « régulation » (ou à celui de « gouvernance ») va permettre cependant de ne pas aller trop loin dans l’hérésie révolutionnaire car, dans la novlangue des élites réformatrices, l’État « régulateur » se définit d’abord en opposition à la figure repoussoir de l’État producteur et interventionniste des Trente glorieuses. Son rôle est de poser et de sanctionner les règles de façon à ce que les marchés fonctionnent de façon « optimale » et cela vaut aussi pour les services d’intérêt économique général : point n’est question que l’État s’arroge le monopole de la production de services publics, il lui faut plutôt organiser la concurrence entre opérateurs publics et privés accomplissant des activités définies comme « d’intérêt général ». Le mérite, aux yeux de ses utilisateurs, de la notion de « régulation » est de pointer une « troisième voie » entre le tout-État et le tout-marché, et donc de permettre de s’afficher comme modéré ou « raisonnable », au moins tant que l’on en reste à ce niveau de généralité. Car, bien entendu, la réalité est beaucoup moins idyllique : quel est le degré d’autonomie du régulateur public par rapport aux intérêts privés qu’il a pour mission de superviser ? Ces derniers n’ont-ils pas un avantage structurel étant donné les « asymétries d’information » en leur faveur ? De quel pouvoir de sanction effectif peuvent bien disposer des agences publiques aux moyens limités à l’égard de firmes transnationales ?, etc. Finalement, il est paradoxal de confier une tâche aussi techniquement et politiquement ardue à une action publique dont on n’a cessé par ailleurs de dénoncer les défaillances et les insuffisances ! Là réside sans doute l’attrait de la « régulation » : permettre de rétrocéder au marché le maximum d’activités tout en donnant des gages (très hypothétiques) aux citoyens que cela ne se fera pas à leurs dépens. La faillite de la « régulation » des marchés financiers n’est que l’expression caricaturale de la faiblesse théorique et pratique du projet de la société de marché : chaque « crise » financière appelle un nouveau cycle de « régulation » qui, quelque temps après, fera immanquablement la preuve de sa vacuité et de son inefficacité. Et l’on pourrait en dire autant de la « régulation » publique de l’industrie pharmaceutique, de la téléphonie mobile ou encore des industries polluantes… Les marchés s’accommodent de la « régulation » ou, plutôt, savent toujours l’accommoder à la sauce du profit maximal.
Troisième et dernier procédé identifié par Festinger et son équipe pour sauver une croyance en danger : le regain de prosélytisme vis-à-vis des profanes. C’est le résultat a priori le plus surprenant de cette enquête, du moins si l’on s’en tient au point de vue d’une rationalité individuelle étroite. On l’a vu, une croyance est toujours collective et enrôler d’autres individus dans un credo manifestement erroné permet de se réassurer à bon compte. On retrouve ici l’intuition fondamentale de Keynes à propos de la spéculation boursière : mieux vaut avoir tort avec tout le monde que raison tout seul ! La critique keynésienne radicale de l’école néoclassique a consisté justement à remettre au cœur de l’analyse économique la psychologie (des foules), les croyances, les anticipations, les conventions et la confiance… Dans un monde radicalement incertain, où la rationalité n’a que peu de prise, il faut aux agents économiques « sauver la face » en se donnant quelques repères simples et, surtout, partagés, ce qui confère à leurs comportements une nature fondamentalement grégaire et conformiste. Comme l’a souligné Frédéric Lordon, la rationalité des marchés financiers est une rationalité empêchée, incapable de se conformer au modèle de la rationalité dite « standard » (qui l’est si peu), et celle des grands patrons une rationalité dévoyée par des considérations et des objectifs politiques de puissance (grossir à tout prix pour ne pas être dévoré par les concurrents)26). C’est vrai dans les phases d’essor comme dans les phases de crise. Telle est, peut-être, la fonction sociologique essentielle de tous ces débats et émissions médiatiques consacrés à la « crise », auxquels participent celles et ceux qui nous promettaient il n’y a pas si longtemps le nirvana économique grâce au marché : se rassurer et nous convaincre que tout cela n’est, au fond, pas aussi grave que ça en a l’air. Car, comme l’a martelé l’Iznogoud du Prince et des patrons, Alain Minc, cette crise est « grotesquement psychologique » ! Réaffirmons donc ensemble notre foi, abjurons nos doutes et nous serons sauvés27)…
Le néolibéralisme comme croyance institutionnalisée.
Nous avons insisté dans ce texte sur les mécanismes proprement cognitifs de défense des croyances désavouées par les faits. Il est bien entendu impossible d’en rester à ce seul constat. En effet, le credo néolibéral n’existe pas seulement dans les têtes, loin s’en faut. Il existe aussi et surtout sous des formes institutionnalisées, encore plus résistantes au démenti empirique : espaces de négociation politique (OMC, Conseil européen), puissantes bureaucraties nationales et internationales (ministère des Finances, BCE, Commission européenne, etc.), règles sanctuarisées (Pacte de stabilité « et de croissance », principe de « concurrence libre et non faussée »), catégories objectivées (taux de non emploi, taux d’inflation, etc.), instruments d’action publique28). Les institutions néolibérales sont le résultat d’un compromis politique passé entre des intérêts sociaux qui composent un bloc social dominant. Que l’idéologie (néolibérale), qui joue le rôle de ciment symbolique dans ce compromis, soit incontestablement mise à l’épreuve ne signifie pas pour autant que les rapports de force sociopolitiques soient, pour l’instant du moins, déstabilisés29). Tout au plus peut-on dire, à la suite de Gramsci, que la crise est un terrain propice à l’élaboration et à la diffusion de façons de penser, poser et résoudre les problèmes. Mais la morale et les idées n’ont pas le pouvoir, par leur force propre, de changer le monde. Si l’on fait un détour par l’histoire, on s’aperçoit qu’il n’y a que dans les manuels scolaires que l’on présente l’ascension et la consécration du keynésianisme dans les années 1930-1940 comme le récit héroïque de la victoire irrésistible des idées vraies contre les idées fausses du libéralisme. Or, la politique n’est pas la science : en réalité, le combat fut bien plus rude et l’issue très variable selon les pays. Les idées nouvelles, pour s’imposer, doivent en effet être viables sur trois plans. Sur un plan économique tout d’abord : elles doivent être capables d’expliquer de manière satisfaisante l’accumulation des anomalies dans le paradigme de politique économique du moment et proposer une alternative crédible ; sur un plan politique ensuite : elles doivent permettre de former une nouvelle coalition d’intérêts sociaux, assez puissante pour subvertir les rapports de force dominant ; sur un plan administratif enfin : elles doivent frayer leur voie et trouver des points d’ancrage au sein des luttes internes à l’appareil d’État30). Si les anomalies du paradigme néolibéral sont assez bien identifiées, l’alternative crédible demeure assez floue. Surtout, la viabilité administrative et politique de l’hétérodoxie demeure très hypothétique. Au contraire, on sait la portée potentiellement réactionnaire des crises économiques : en l’occurrence, la danse de la pluie opérée par les membres du gouvernement autour des totems du retour de la croissance économique (telle que mesurée par le PIB) et du taux de chômage pourrait reléguer dans les coulisses du débat public les problématiques émergentes du pouvoir d’achat, de la qualité de l’emploi ou encore du développement durable. Bref, se réjouir des difficultés éprouvées par ses adversaires est une chose ; se mobiliser efficacement pour rendre vraies les idées que l’on défend en est une autre. En l’espèce, tout reste à faire même si, il est vrai, l’horizon du pensable et du possible s’est quelque peu dégagé.