Par Frédéric Lordon.
Ça commence comme un octosyllable, et pourtant la situation manque de poésie. On pourrait enchaîner sur l’aphorisme de comptoir en ajoutant que si le pire n’est jamais sûr, il n’est pas davantage exclu. Tout cela pour dire qu’on avait été surpris de voir à l’automne 2008 les gouvernements capables de tout mettre sur la table pour sauver le secteur bancaire de la ruine complète (et nous par la même occasion) et que, de temps en temps, on pouvait ne pas désespérer complètement des effets d’apprentissage – la collection des erreurs qui avaient transformé le krach de 1929 en Grande Dépression avait été méditée et évitée. Bien sûr, les banques s’en étaient tirées avec le magot des fonds publics, rigoureusement rien ne leur avait été demandé en contrepartie, et le scandale intrinsèque de ce rapt unilatéral s’agrémentait du spectacle de voir le manège repartir pour un tour – avec profits, bonus et inévitablement crise prochaine au bout de la séquence. Mais au moins nous n’étions pas morts, ça n’était pas si mal. 2008 et passim pouvaient échapper au bégaiement de l’histoire et n’être pas la simple répétition des années 1930.
No longer.
On prendra la brutalité du tête-à-queue général effectué par les politiques économiques européennes pour un indice de la puissance tutélaire acquise par les marchés de capitaux. Car il y a deux mois encore, l’analyse à l’ordre du jour, jusque dans la presse la plus raisonnable – financière et anglo-saxonne –, commandait de songer à sortir progressivement des plans de soutien à l’économie, mais pas maintenant et surtout pas trop vite. Quelques semaines de délire spéculatif ont suffi pour que ces précautions plutôt sensées soient envoyées par-dessus les moulins et que les gouvernements, soucieux jusqu’ici de ne pas laisser la croissance s’effondrer – quelqu’un se souvient-il que Sarkozy a créé un ministère spécialement à cet effet ? –, passent d’un coup à la rigueur extrême. C’est qu’il faut bien avant tout complaire à nos amis les investisseurs – ceux-là mêmes qui souscrivent nos émissions… et en ont tiré le droit de tout commander 1). Pour le coup cette situation-là impose objectivement ses contraintes : s’en remettre en totalité aux marchés obligataires pour financer les déficits publics conduit ipso facto à se soumettre sans exception à leurs foucades. Et si les marchés d’un coup extravaguent et demandent le dernier degré de l’austérité sous peine de tout massacrer (taux, change), alors il faut le leur donner. N’importe qui d’autre songerait à mettre en question la « situation » en question et, soit à limiter les marges de manœuvre spéculatives des opérateurs, soit à reconsidérer les stratégies de financement des déficits pour ne plus avoir à en passer par les marchés. Pas les gouvernements européens. Il est vrai qu’ils n’avaient pas davantage songé à demander quoi que ce soit aux banques en contreparties des milliards à centaines sans lesquelles elles eussent trépassé. On pourra donc les créditer d’une certaine forme de cohérence… La Grèce en éclaireur du pire.
Ça n’est pourtant pas exactement cette « cohérence »-là qu’il leur faudrait pour s’apercevoir que la tutelle qu’ils se sont choisie les emmène au désastre. Le plan grec, isolément, pouvait déjà être considéré comme self defeating (voir « Crise, la croisée des chemins », 7 mai 2010). A l’encontre de ce que répète la théorie économique orthodoxe, les conditions de réussite des ajustements budgétaires sont particulières, rarement satisfaites et en fait fondamentalement extrinsèques : ce n’est pas la restriction fiscale (coupe des dépenses, hausse des impôts) par elle-même qui produit la réduction du déficit, mais plutôt son interaction avec des circonstances latérales comme : l’exploitation d’une aubaine de matières premières, une dévaluation plus ou moins subreptice, ou l’existence de relais de croissance externes du fait de la bonne conjoncture des pays environnants et des principaux partenaires commerciaux. La Grèce n’aura aucune de ces faveurs. Les voitures ne roulent pas encore à l’huile d’olive ; l’euro a beau baisser, il n’en interdit pas moins, par construction, la seule dévaluation pertinente, à savoir contre les partenaires européens de l’économie grecque ; quant à l’état de vigueur des partenaires en question, parlons-en, ou plutôt n’en parlons pas.
Le plan grec est donc voué à l’échec, c’est-à-dire, dans le pire des cas, à une aggravation du déficit, les recettes fiscales chutant plus vite que ne s’opère l’ajustement budgétaire du fait de l’effet récessionniste du plan même, et, dans le meilleur, à une réduction du déficit si lente qu’elle condamnera de fait la Grèce à une décennie d’austérité… et à voir sa dette croître encore à grande vitesse par le cumul de déficits à peine ralenti, donc le ratio Dette sur PIB à continuer d’exploser pour cause de numérateur en augmentation prolongée et de dénominateur en contraction forte. Les marchés obligataires réaliseront alors que, là où le plan européen exonère la Grèce de tout retour au marché pour trois ans, ce sont en fait dix bonnes années d’immunisation qu’il lui faudrait, et que l’Union ne suivra pas pour de pareilles échéances. La dette s’avérera d’une solvabilité encore plus dégradée qu’au début, sans espoir d’amélioration significative endogène ni possibilité de prolonger le secours européen. Le grand massacre des titres grecs (re)commencera alors, et cette fois rien ne pourra l’arrêter.
Le(s) plan(s) européen(s), ou la Grande Dépression do-it-yourself.
On en était là, lorsque le sommet de Bruxelles du 9 mai a choisi d’ajouter sa petite touche à lui, manière de rendre le tableau encore un peu plus riant. Moins tant d’ailleurs le sommet lui-même que ses immédiats prolongements, puisque l’annonce du plan européen « de stabilisation » à 750 milliards d’euros a été suivie à quelques jours de distance, mais dans un mouvement visiblement coordonné, par une rafale d’annonces de plans de rigueur nationaux – et les marchés ont bien eu tout ce qu’ils voulaient.
Il se pourrait pourtant que cette victoire apparente ne résiste pas au moyen terme, et pour les mêmes raisons qui vouent le plan grec à l’échec, donc les investisseurs à la déconfiture finale, mais le tout à la puissance dix. Car la Grèce ne pèse jamais que 2,5% de PIB européen (et sa dette publique 3,8% du total de la zone euro). Or, mettre non pas 2,5% du PIB européen en carafe mais quelque chose comme un bon tiers, si l’on fait déjà la liste des pays ayant annoncé de grands freinages (Portugal, Espagne, Italie, Irlande, France, bientôt Royaume-Uni), promet des effets de ralentissement d’une tout autre ampleur. On en a longtemps appelé à grands cris à la coordination des politiques européennes : la voilà enfin réalisée – mais pour le pire. Et pour des ordres de grandeur jamais vus depuis que l’euro existe (et même bien avant). Car les ajustements budgétaires rendus impérieux par la pression des marchés financiers visent la demi-douzaine de points de PIB en moyenne, quand ça n’est pas davantage, par exemple en Grèce, en Irlande, en Espagne… ou au Royaume-Uni. Certes, ce dernier n’appartient pas à la zone euro ; certes, le gouvernement Cameron n’a encore formellement rien annoncé. Mais les effets d’interaction passent par le commerce intra-européen et ne s’arrêtent pas aux frontières de la zone euro – et le Royaume-Uni ne pèse pas peu dans cette affaire.
C’est donc une gigantesque synergie négative qui est en train de se mettre en place à l’échelle européenne, chacun contribuant à créer pour les autres un effet dépressionnaire supplémentaire et tous s’entraînant mutuellement dans la pente. Pas besoin d’être prophète pour annoncer que ce ralentissement organisé, d’une extension et d’une intensité inouïes dans l’histoire européenne, va avoir des conséquences récessionnistes comme on n’en a jamais vues. Comme toujours, il va falloir du temps pour qu’elles se matérialisent pleinement – le pire des effets peut être attendu à partir d’un horizon de deux ans, et entre-temps ce sera une longue et irrésistible descente.
Comme pour la Grèce, mais à l’échelle de la zone tout entière, et a fortiori du fait des externalités, ce plan est fou, et trop probablement promis à l’échec. Ainsi donc, des effets d’apprentissage, il y en a eu… mais à concurrence seulement de ce qu’autorisait la finance : en gros, faire ce qu’il faut pour la sauver, et puis c’est tout. Un ralentissement consécutif à une contraction du crédit, elle-même déclenchée par un accident spéculatif d’une magnitude exceptionnelle, ne peut être résolu que par des politiques budgétaires contracycliques, acceptant sur le moyen terme de laisser se creuser les déficits qui opèreront la relance de croissance propre à les résorber spontanément. C’est la voie rigoureusement inverse que prennent les gouvernants européens, le couteau des marchés entre les omoplates et le cerveau lessivé à grande eau libérale.
Retour vers le futur : quand les Etats de 2010 recréent les conditions de 1930.
La période ne pouvait manquer de faire surgir la tentation du parallèle avec la crise des années 1930. A bien des égards, la comparaison était légitime : de l’une à l’autre époque, on retrouve les mêmes caractères de l’internationalisation concurrentielle, de la libéralisation financière et des orientations orthodoxes des politiques économiques – « orthodoxes » signifiant plus précisément : systématiquement favorables aux intérêts des créanciers. A bien des égards mais pas à tous. Il est en effet un domaine décisif au moins qui rend impossible de donner les deux époques pour parfaitement rabattables l’une sur l’autre : les structures du marché du travail et les mécanismes de formations des salaires.
Le marché du travail des années 1920 et 1930 est hautement concurrentiel et peu réglementé. Il l’est tellement que les salaires y sont très flexibles et enregistrent pleinement les effets des fluctuations conjoncturelles. Signe hautement caractéristique, les salaires nominaux 2) peuvent varier à la baisse pendant la phase descendante du cycle. Ce sera là la plaie du régime de croissance de l’époque. Car, dès lors que survient un choc conjoncturel violent, comme celui qui suit le krach de 1929, le ralentissement de la croissance tourne très rapidement à l’effondrement cumulatif, puisque les premières montées de chômage font baisser les salaires nominaux, donc la consommation 3), puis la demande, et la récession ne cesse ainsi de s’approfondir de son propre mouvement dès lors qu’il n’existe aucun mécanisme contracyclique capable de venir en contrarier la tendance. C’est là l’enchaînement fatal qui va conduire à la Grande Dépression – au plus profond de la crise, le taux de chômage étasunien atteindra les 25%.
Des années 1930 à la période contemporaine, l’une des différences fondamentales tient aux transformations profondes des structures du marché de l’emploi et des mécanismes de formation de la rémunération du travail. Les conventions collectives, les statuts, notamment le contrat à durée indéterminée (CDI), la montée des revenus de transferts (allocations sociales) sont autant d’éléments ayant conduit à une déconnexion assez poussée du revenu salarial global et de la conjoncture – d’où a résulté d’excellentes propriétés stabilisatrices et notamment de faire oublier les effondrements cumulatifs de l’époque pré-fordienne. La politique économique de régulation keynésienne du cycle a fait le reste. Ce sont ces deux éléments que les divers plans européens sont en train de faire sauter.
Sans doute les politiques structurelles néolibérales s’étaient-elles mises à la tâche de longue date. La dite « flexibilisation » du marché du travail n’est pas autre chose qu’une entreprise de démolition méthodique du rapport salarial fordien en tant que ses constructions institutionnelles spécifiques avaient précisément pour vertu de soustraire les ajustements de quantité (le volume de l’emploi) et de prix (les salaires) aux mécanismes de marché les plus brutaux. Mais la bête s’est montrée plus coriace que prévu, et, quoique les démanteleurs remettent périodiquement le couvert, l’improprement nommé « marché du travail » n’a, précisément, pas encore été ramené à l’état de marché pur – ce dont témoigne en premier lieu la rigidité relative des « prix » (les salaires) et leur faible sensibilité aux déséquilibres offre-demande (c’est-à-dire le chômage).
Cette récalcitrance fait le désespoir des libéraux. Elle fait également notre salut, car les mécanismes de formation des salaires viendraient-ils à être parfaitement « marchéisés », avec un chômage à 10% nous serions déjà pris dans la lessiveuse de l’effondrement cumulatif : choc initial → hausse du chômage → baisse des salaires → baisse de la consommation → baisse de la demande → hausse du chômage, etc. Un libéral de passage objecterait que la baisse des salaires a de « bons » effets sur la compétitivité et peut permettre de gagner plus en exportations qu’on ne perd en demande intérieure. Mais pas quand la consommation fait 70% de la demande (comme en France). Et encore moins quand tous nos partenaires commerciaux, sur le dos desquels nous pourrions « faire » nos exportations, sont dans le même état de sinistre que nous.
Le grand paradoxe de la période présente tient alors à ce fait que ce que des décennies d’ajustement structurel néolibéral ne sont pas parvenues à faire, ce sont les Etats qui s’en chargent en direct, et au pire moment possible, en décidant, chose inouïe depuis les années 1930, de baisser les salaires nominaux de leurs fonctionnaires. Le paradoxe s’élève au carré si l’on considère que c’est finalement par un geste absolument hétérogène à la logique de marché – un geste décisoire de souveraineté politique – que l’Etat reproduit les mécanismes du marché. Bien sûr, la chose n’est possible que dans la limite des salaires que les Etats ont sous leur contrôle direct : ceux des fonctionnaires. Mais en sachant, d’abord que les fonctions publiques ne représentent pas de petites fractions de la population active, ensuite que les salaires du secteur public peuvent jouer un rôle de référence dans la fixation de ceux du secteur privé, enfin que les baisses envisagées sont considérables : 5% en Espagne, de 5 à 15% en Irlande, 14% en Grèce (par la suppression des 13e et 14e mois), à quoi viendront s’ajouter hors des limites de l’Etat stricto sensu les restrictions sur les retraites (le « salaire » régulé des pensionnés). Voilà donc l’Etat, normalement l’instance des régulations contracycliques, occupé à démanteler son propre pouvoir de stabilisation et à reconstituer par ses propres moyens une configuration « années trente » là où il a hérité d’un agencement institutionnel qui lui permettait précisément d’en éviter toutes les tares macroéconomiques – on admirera la clairvoyance de la manœuvre…
Echec et mat – pour tout le monde.
La manœuvre en question a tout pour mal finir, et pas seulement pour les gouvernements qui s’empressent de déférer aux sommations des créanciers : pour les créanciers eux-mêmes (mais dont la rationalité de long terme n’a jamais été le fort). Pareil à l’enchaînement grec, mais en plus violent puisque magnifiquement coordonné à l’échelle du continent entier ou presque, l’ajustement budgétaire forcené a les plus grandes chances de se mettre en échec lui-même et de produire le résultat exactement inverse de celui qu’il croit atteindre : le rétablissement de la solvabilité des dettes souveraines. Dans le meilleur des cas, la réduction ultra-lente des déficits laissera se faire le cumul boule de neige des dettes et, récession à l’appui, l’explosion des ratios Dette/PIB. Craignons le jour où les investisseurs prendront conscience de l’impasse, du mur au bout et de la joyeuse vitesse du convoi.
Ou alors attendons-le avec impatience – et les investisseurs au tournant. Car c’est en ce point précis que Dépression rime avec Gros bâton. S’il se produit, ce moment fera en tout cas événement. Car il faut se figurer ce qui suivrait d’un retournement unanime de la croyance financière prenant conscience que le plan, non plus à l’échelle d’un seul pays, mais de la zone tout entière, aboutit à l’exact contraire de qu’il vise et s’avère sans espoir. Le dessillement risque de faire mal, et une panique simultanée sur un grand nombre de dettes souveraines européennes ne sera pas belle à voir. Ceci d’autant moins que les recours à activer seront épuisés. Pour être générale, la panique sur les dérivés de crédit privés de 2008 a pu être gérée car le recours de la prise en charge par des dettes publiques saines était disponible. Quand c’est le recours lui-même qui sombre, que reste-t-il ? Une petite manœuvre dilatoire comme celle du plan de stabilisation du 9 mai tentant de faire croire que les dettes publiques peuvent être à elles-mêmes leur propre recours. Jusqu’à ce que le voile se déchire.
L’impossibilité révélée de continuer à serrer des boulons qui fragilisent en fait l’édifice conduira d’elle-même à reconnaître la perte de soutenabilité des dettes souveraines – dont il faudra rappeler vigoureusement qu’elle a été causée par le choc financier privé, puis par les mesures ineptes qui s’en sont suivies –, et à jeter l’éponge : le défaut. On s’inquiétait il y a quelques jours encore du volume de pertes que pouvait propager dans le secteur bancaire international un défaut grec seul : on regrettera ce temps béni au moment où six ou sept Etats européens déclareront stop dans un bel ensemble – le total de la dette publique de la zone euro se monte à 7 000 milliards d’euros en 2009 (8 700 pour l’UE entière), disons pour faire un prix à la louche qu’on met le tarif d’un bon gros défaut au tiers, ça nous fait dans les 2 500 milliards d’actifs en grand danger dans les bilans des banques… Les subprime nous apparaîtront alors comme une aimable bluette, et il y a de fort bonnes raisons à ça : les dettes publiques ont repris le contrecoup d’un choc non pas sectoriel (immobilier), mais macroéconomique – tout de suite, ça chiffre…
Si ce scénario se produit, ce sera l’accident nucléaire en grand format. On verra bien qui tiendra le choc ou pas. En fait, d’ailleurs, on ne verra pas grand-chose, car celles des banques qui auraient été en état de résister à leurs propres pertes seront de toute façon vitrifiées par le risque systémique activé par le collapsus des autres – et tout le monde ira au tapis. Dans un grand moment de déjà vu, on assistera donc à nouveau au spectacle des banques en guenilles se pointant auprès de… l’Etat pour demander assistance. Cette fois-ci, il ne faudra pas les louper.
L’occasion historique du défaut général : saisie totale du secteur bancaire.
La nationalisation s’imposera, et pour être tout à fait précis, « ne pas les louper » signifiera alors : nationalisation, mais par saisie. On entend d’ici le chœur des vierges : le droit sacré de la propriété, l’efficacité suprême du marché, le Gosplan qui nous rappelle des heures sombres de l’histoire continentale, ou carrément, comme Pierre-Antoine Delhommais, ahuri rayonnant qui ne désarmera pas même lorsque le marché nous aura ramené aux derniers degrés de l’indigence, les « khmers rouges 4) ».
Dieu sait pourtant que la saisie a pour elle un argument qui a la simplicité des gros bâtons – et la même force de frappe. Car une situation extrême comme celle qui est envisagée ici par hypothèse ne laissera le choix qu’entre deux états du monde possibles, et deux seulement. Etat 1 : on laisse les banques aller à la faillite, les actionnaires perdent tout, nous mourrons derrière ; état 2 : l’Etat saisit les banques, les actionnaires perdent tout, nous sommes sauvés. Les plus perspicaces auront déjà noté que ces deux états du monde que tout sépare n’en ont pas moins un fort point commun : les actionnaires (des banques) y meurent dans tous les cas de figure. Dans l’hypothèse considérée, il n’y a en effet aucune possibilité qu’ils survivent. Il s’en suit logiquement que leur sort nous est indifférent, et que ça n’est pas d’après leurs intérêts (transfigurés en droit sacré de la propriété) que l’action publique doit se régler. Si, à volatilisation identique des actionnaires, l’alternative s’énonce « nous mourrons » vs. « nous ne mourrons pas », il ne devrait pas y avoir trop longtemps à hésiter.
Cette opération à chaud pourrait avoir quelques intéressantes propriétés. En premier lieu, elle sera consécutive au défaut des Etats sur leur dette… qui leur fera le plus grand bien. Le formidable choc qui s’en suivra néanmoins offrira alors une opportunité unique de changer de monde un bon coup. Et notamment en créant par la saisie du secteur bancaire les conditions institutionnelles d’un commencement de « démondialisation financière » 5) par la renationalisation des dettes publiques (pour ceux qui le peuvent…). Il ne faudra pas s’arrêter en si bon chemin et tirer parti bien complètement de cette fenêtre historique, à la faveur de laquelle finalement la libéralisation financière aura fait la démonstration à grand spectacle de son pouvoir d’autodestruction – puisque le défaut souverain généralisé ne sera pas autre chose que la conséquence ultime d’un enchaînement dont elle porte la responsabilité de bout en bout : depuis l’origine du choc jusqu’à l’incapacité à tolérer l’ajustement de moyen terme des dettes publiques qu’elle aura fait elle-même exploser. Saisie flash du secteur bancaire, mutation rapide vers un système non plus étatique mais « socialisé » du crédit 6), renationalisation des dettes publiques et, par-dessus tout, refonte intégrale des structures de la finance 7). Taxer la finance ? Ou la laisser aller au bout de son autodestruction ?
Marx en son temps observait déjà combien la bourgeoisie du capital était incapable de résister à poursuivre aveuglément « ses intérêts les plus bornés et les plus malpropres 8) » au détriment de ses propres intérêts de classe de long terme. S’il avait deux sous de jugeotte et de lucidité quant aux effets prochains – sur lui-même ! – de ses propres dérèglements, le capital financier se rendrait avec soulagement à la seule solution qui pourrait lui éviter l’enchaînement conduisant à son engloutissement : sa propre taxation. Une estimation récemment faite 9) chiffre à 920 milliards de dollars en année pleine le produit d’une taxe sur les transactions financière au taux ridicule de 0,1%. On se prend à rêver de ce que pourrait rapporter un joli point tout rond (1%) – peut-être pas dix fois plus, puisqu’il faut compter avec l’éventuel rétrécissement de la base taxable qui accompagne l’élévation du taux, mais un paquet rondelet tout de même. A quelle vitesse les déficits ne seraient-ils pas réduit et les dettes ramenées à solvabilité à l’aide de cette évidente recette ? A ceci près que l’évidence ne crève pas tous les yeux. On comprend que les taxables ne veuillent pas la voir, mais faut-il que les gouvernants soient dans leur main pour n’y pas voir davantage…
Ainsi le capital financier n’aperçoit-il même pas qu’il n’y aurait là finalement qu’une contribution des plus raisonnables au maintien du système qui le fait prospérer. Mais la finance a décidé qu’elle ne paierait rien et ne concéderait rien. Moyennant quoi elle perdra tout. C’est qu’il est un point où le refus systématique de quoi que ce soit renverse ses effets. A fermer elle-même le dernier degré de liberté qui permettrait de sortir de l’impasse du surendettement public, il se pourrait que la finance creuse sa propre tombe. Car le nœud de contradictions de la configuration néolibérale du capitalisme (dont la construction européenne est une pièce éminente) se rapproche de son point critique, celui où il ne restera plus aucun moyen d’accommoder les tensions – sauf l’explosion définitive et la nouvelle donne radicale. On en finirait presque par trouver une certaine logique à l’idée que, au point où elle en est, et au point où elle nous a conduits, la finance 10) ne mérite même plus la faveur d’être taxée. La tondre – si un petit pourcent de prélèvement peut encore être appelé une « tonte » 11) –, c’est somme toute la laisser encore vivante, et pas beaucoup moins gaillarde, puisque, autant la taxation des transactions financières peut s’avérer d’un excellent rapport fiscal, autant il est permis de douter de son pouvoir de modification profonde des comportements structurels de la finance. Il se trouve donc que la libéralisation financière pourrait nous faire la grâce d’emmener au tapis tout le système, et elle-même avec, puisqu’elle en est le plus bel ornement. Assurément c’est une perspective qui donne à penser. Car si, rendu au point présent, le capitalisme de déréglementation à dominante financière a le bon goût de s’autodétruire, c’est peut-être la seule de ses tendances qu’on pourrait envisager de ne pas contrarier.
Epilogue. La riche idée européenne : la désinflation concurrentielle (plus de crise ? plus de concurrence !)
On peut compter sur les gouvernements pour tenter de repousser ce scénario par tous les moyens. Sont-ils vraiment conscients du possible désastre qui les attend et ne cherchent-ils qu’à gagner du temps ? La question restera sans réponse, tout en suscitant immédiatement une autre interrogation : gagner du temps, mais pour faire quoi ? A ce sujet il est possible d’avoir les idées un peu plus claires. Car on voit d’ores et déjà se profiler la subtile stratégie sur laquelle l’UE compte pour se tirer de ce pétrin : la désinflation concurrentielle. Le fait est que, posé le refus de principe de modifier quoi que ce soit au « cadre », le nombre d’outils encore disponibles à l’intérieur du cadre devient tendanciellement décroissant. Sans doute compte-t-on un peu sur la dépréciation de l’euro pour apporter quelque aide aux exportations européennes – sans trop d’espoir toutefois, l’essentiel du commerce extérieur des États membres est intra-européen… Non, la vraie grande idée est ailleurs.
On n’a sans doute pas prêté suffisamment attention au rapport « opportunément » remis à la Commission le 10 mai dernier par Mario Monti (ex-commissaire à la concurrence, et pas un mou). L’excellent Mario a trouvé la solution : tous nos problèmes viennent de l’insuffisance de concurrence du Grand Marché. « N’êtes-vous pas à contretemps, en pleine contestation du modèle libéral et de la crise de l’euro ? » questionne pour la forme Arnaud Leparmentier 12) qui l’interroge pour Le Monde. « Jamais le marché unique n’a été aussi peu populaire. Pourtant, il est aujourd’hui plus nécessaire que jamais. La crise grecque, désormais devenue la crise de l’euro, le montre clairement », répond imperturbablement Monti. L’histoire retiendra peut-être cette phrase comme le résumé le plus dense possible des aberrations historiques de la construction européenne façon Maastricht-Lisbonne. Car il y a quelque chose de presque héroïque dans ce degré de cécité bornée dont même les journalistes les plus acquis des titres les plus acquis à la cause « européenne » viennent à (fugitivement) s’inquiéter, quelque chose de presque héroïque mais qui est pourtant l’ordinaire de la pensée européenne, dont se révèle en filigrane une sorte de devise implicite qu’un héraldiste du futur mettra peut-être à jour et qui dirait à peu près ceci : « Contre le peuple, je maintiendrai quoi qu’il arrive ».
Visiblement très attaché à donner à la thèse de la stratégie du choc de Naomi Klein l’illustration européenne qu’elle n’avait pas encore trouvée – et jusqu’à ses dernières extrémités ! –, Monti, et tous ceux qui ne tarderont pas à lui emboîter le pas, donne un autre des fins mots de la doctrine libérale européenne, bien fait lui aussi pour être mis en blason : « Jamais assez ». Les structures de la concurrence n’ont rigoureusement aucun rapport avec l’enchaînement de désastres financiers depuis 2007 ? Peu importe : une occasion se présente de pousser plus loin la déréglementation, il faut en profiter. Le libéralisme offre le spectacle bariolé de ses tares congénitales ? La crise grecque « montre » donc qu’il faut l’intensifier.
Car voilà où en est rendu le néolibéralisme européen, et le dernier espoir auquel il accroche sa survie : la seule solution résidant dans la reprise de la croissance, et ses sources internes étant anéanties du fait des plans de restriction, le salut ne peut venir que des exportations. Donc de la compétitivité par la déflation salariale. Que cette riche idée tombe sous la même objection que la dépréciation de l’euro et condamne des pays qui commercent principalement ensemble à se tirer mutuellement vers le bas sans aucun gain pour personne (et d’autant plus qu’ils feront tous la même chose) importe peu. Comme d’habitude. On peut en tout cas être bien certain d’une prochaine inflexion du discours autorisé qui verra en séquence Monti, Barroso, Lagarde et pour finir Michel Godet remettre sur la table avec insistance « les rigidités du marché du travail », les « vertus de la flexibilisation », et l’impératif de la « compétitivité », injustement négligés depuis qu’on ne parle que de marchés financiers.
Le mutisme de sidération qui avait suivi le cataclysme de 2007-2008 n’aura finalement pas duré trop longtemps. La « crise de la dette publique » s’est vite offerte à « leur » faire retrouver la parole. Et comme si chaque échec était une occasion d’aller plus loin dans la même direction, les « thèmes » sont consommés, et lessivés, à un rythme de plus en plus élevé. Pour faire oublier l’incapacité à réguler la finance, la « dette publique » a très bien rempli son office, et même davantage : elle a idéalement justifié une splendide avancée dans le démantèlement de l’Etat social. Que l’inefficacité de cette brillante idée soit rapidement avérée, et la solution suivante attend déjà d’être lancée, prête à l’emploi. Avec la concurrence et la compétitivité, on est encore plus loin de la crise de finance privée, et encore plus près de faire advenir complètement ce brave new liberal world qui nous réussit tant. Pourquoi s’embarrasser, le peuple, qui règle toutes les ardoises – comme chômeur (licencié par la crise), comme contribuable (les recettes à augmenter), comme usager (les dépenses à réduire), et bientôt comme salarié (« déflaté ») – n’a pas voix au chapitre. A moins que lui aussi ne finisse par avoir une idée. L’idée du Gros Bâton.