D’Aristote à Hortefeux... Petite histoire des chasses à l’homme

Par Grégoire Chamayou ( entretient avec Claire Richard du Nouvel Observateur )

Un homme traqué court pour échapper à ses poursuivants, et cette scène se répète depuis l'Antiquité. Dans sa passionnante histoire des «Chasses à l'homme» (éditions La fabrique), Grégoire Chamayou, philosophe, traducteur, éditeur, montre qu'elles doivent bien moins à une violence aveugle, animale, qu'à des structures très sociales de domination.

Claire Richard.- Le livre se présente comme une histoire et une philosophie des chasses à l'homme. Vous montrez comment, chaque fois, les philosophes proposent des théories pour justifier la chasse. Quels sont les premiers grands modèles de la chasse à l'homme ?

Grégoire Chamayou.- Dans l'Antiquité, il s'agit de capturer par la guerre des populations vaincues, dont on fait des esclaves: ce sont des chasses d'acquisition. Elles sont la condition du pouvoir économique du maître. Aristote crée la notion d'esclave par nature: l'esclave existe pour être dominé. L'Eglise, elle, ne capturera pas ses sujets: elle pense officiellement son pouvoir comme celui d'un berger, qui guide son troupeau et en prend soin. Elle mène alors des chasses d'exclusion (des hérétiques, des sorcières), comme on exclut la brebis galeuse du troupeau pour éviter la contagion. La conquête de l'Amérique est un moment crucial, où se recombinent ces modèles. Pendant quatre siècles ont lieu des chasses d'une ampleur jamais vue. Ce sont des chasses d'acquisition (Sao Paulo fait de la chasse des Indiens son activité économique principale), mais aussi d'extermination.

Très tôt, les philosophes cherchent des justifications. Mais la théorie d'Aristote de l'esclave par nature ne cadre plus avec un contexte chrétien qui postule l'égalité universelle et prône la conversion. Les Indiens sont alors exclus de l'humanité (puisque leurs mœurs, tels l'anthropophagie, sont contraires à la loi naturelle, image de Dieu et figure de l'humanité), pour devenir des peuples esclaves par nature. Ce type de rhétorique, développée au service d'une forme de souveraineté impérialiste, n'est pas mort. A l'occasion de la guerre en Irak ou en Afghanistan, on retrouve dans les discours de Bush ou les textes du Pentagone ces schémas de chasse à l'homme, et la vision d'un ennemi inférieur et exclu de l'humanité.

Claire Richard.- L'entrée dans l'âge moderne représente donc un moment de tournant essentiel…

Grégoire Chamayou.- Effectivement. A peu près à la même période, trois phénomènes remettent à l'ordre du jour la chasse à l'homme, dans des proportions inouïes: la chasse aux Indiens sur le continent Américain, la chasse aux esclaves en Afrique, et la «chasse aux pauvres» en Europe. A partir du XVIe siècle, les Etats européens se lancent dans d'immenses chasses aux mendiants, aux oisifs, sommés de travailler en échange de l'assistance qu'ils reçoivent. Je reprends ici l'analyse de Marx : dans sa «phase d'accumulation primitive», le capital apparaît comme un pouvoir de capture généralisé - de territoire et de population en Amérique, de force de travail sur le continent africain, et d'un salariat en formation, par la force et la contrainte, dans l'espace européen.

Claire Richard.- Vous montrez aussi comment la chasse devient petit à petit un monopole d'Etat. La police, historiquement, naît comme un «pouvoir chasseur».

Grégoire Chamayou.- Le pouvoir archaïque n'avait pas les moyens de rattraper tous les fugitifs. Il pratiquait le bannissement: représenté par une tête de loup, le banni était un mort social (sa femme était déclarée veuve, ses enfants orphelins), que chacun pouvait tuer impunément. Le pouvoir déléguait dans ce cas la pratique de la violence légitime à l'ensemble de la population (sous la forme des battues populaires). Tout change lorsque se met en place un Etat centralisé, qui dispose d'un «bras chasseur» : le pouvoir de police, auquel s'adjoint au XVIIIe la prison.

Au XIXe siècle, ce secret bien gardé aujourd'hui est alors très public: présentée dans les discours sécuritaires officiels comme ce qui fait respecter la loi, la police est en fait un pouvoir de traque et de capture, pour qui le droit est d'abord un obstacle. L'idée qu'un bon flic doit savoir faire des entorses à la loi n'est pas née des scénaristes hollywoodiens: c'est une antinomie historique. Aujourd'hui, les policiers de la BAC (Brigade Anti Criminalité) se qualifient eux-mêmes de «chasseurs». Mais en ce moment, la tendance constante de la police à franchir les limites du droit, s'accompagne d'un penchant du législateur à lui donner de plus en plus de latitude. Cette autonomisation de la police représente un danger très fort pour un Etat de droit.

Claire Richard.- Ces chasses sont organisées par des institutions étatiques. Mais que dire des émeutes spontanées, des phénomènes de lynchage populaires ?

Grégoire Chamayou.- Au XIXe siècle, on assiste massivement à ce que j'appelle des «chasses de meute». On les trouve sous plusieurs formes: les lynchages aux Etats-Unis, et en Europe, les chasses aux travailleurs étrangers et les chasses aux Juifs. Ces phénomènes à première vue spontanés s'insèrent en fait dans des structures de domination. Prenons l'exemple des chasses aux travailleurs italiens qui ont lieu à Aigues-Mortes, en 1893. Des ouvriers français se lancent dans des chasses aux ouvriers italiens, très violentes, qui font une dizaine de morts. Ces chasses naissent de la concurrence sur le marché du travail de deux groupes de main-d'œuvre d'origine différente. Le pari de la droite conservatrice va être d'utiliser ces chasses xénophobes spontanées comme vecteurs de conquête d'un pouvoir d'Etat, au nom de la «préférence nationale». On retrouve aujourd'hui ce thème dans les discours du Front National et dans l'agitation gouvernementale autour de «l'identité nationale».

Claire Richard.- Comment analyser ces explosions de violence, qui peuvent à première vue apparaître comme les manifestations d'une violence refoulée, irrationnelle ?

Grégoire Chamayou.- Poser la question dans les termes d'une résurgence d'une violence archaïque, qui saisirait dans certaines circonstances les hommes civilisés, c'est s'interdire d'y répondre. Si l'on dit que la barbarie appartient au passé, on ne peut comprendre ce qui dans le présent peut produire cette violence. A la question «Comment une telle violence est-elle possible parmi les gens normaux?», Frederick Douglass, l'un des plus grands penseurs politiques américains, ancien esclave, abolitionniste dénonçant le système esclavagiste et raciste, répond: Mais les hommes du Sud ne sont pas des hommes «normaux». Ils ont grandi dans une société raciste et esclavagiste. La violence du lynchage est préparée par toute une série de violences sociales, par une domination séculaire qu'elle prolonge et qu'elle cristallise. Elle ne fait pas exception à la normalité: elle est le produit d'une normalité raciste.

Claire Richard.-Vous citez pourtant à plusieurs reprises des textes qui mentionnent le plaisir des chasseurs. Comment s'articulent alors violence structurelle et jouissance individuelle de la chasse ?

Grégoire Chamayou.- Seule l'analyse abstraite sépare les affects et les institutions. En réalité, ce sont les affects qui sont les moteurs des institutions. Et il est clair qu'il existe un affect spécifique à la chasse à l'homme. Comme l'écrit Balzac, «la chasse à l'homme est supérieure à l'autre chasse de toute la distance qui existe entre les hommes et les animaux». Et c'est pour cela qu'elle procure les émotions les plus intenses: elle confronte des intelligences de même nature. La chasse réussit si elle fait disparaître la distance entre l'homme et l'animal, en plaçant l'homme chassé dans la situation de la proie. Mais pour que le plaisir existe, et qu'il atteigne son paroxysme, il est nécessaire de savoir qu'on chasse un homme, pas une bête. De nombreux récits de chasse à l'homme aux Antilles parlent du plaisir et de l'excitation des maîtres lancés aux trousses de leurs esclaves fugitifs. C'est un plaisir social: les femmes mettent leurs plus beaux habits, on lance des bons mots à la proie une fois attrapée…

Claire Richard.- Vous parlez de «chasse», de «gibier», de «proie». Peut-on parler d'animalisation de l'homme lorsqu'il chasse ses semblables ?

Grégoire Chamayou.- Les théoriciens ne franchissent jamais le pas: ils parlent des hommes traqués comme d'animaux, mais ne nient jamais sérieusement qu'ils soient humains. C'est surtout pour le chasseur et le chassé qu'il y a des processus d'animalisation. La chasse modifie ceux qui s'y livrent: elle est dangereuse en un sens aussi pour les chasseurs, puisqu'elle les ensauvage. Mais c'est surtout l'homme traqué qui se voit vivre comme un animal: constamment sur le qui-vive. Aujourd'hui, la police applique des politiques qui visent explicitement à faire vivre des catégories entières de la population la peur au ventre. «[Les étrangers sans-papiers] doivent savoir qu'on peut les contrôler à tout moment. Ils doivent le craindre», confie ainsi un lieutenant colonel de la gendarmerie française.

Cette politique de xénophobie d'Etat qui pratique des rafles et fait vivre des familles et leurs enfants dans la peur conduit régulièrement à des morts: on se souvient de cette sans-papiers chinoise qui se jette de sa fenêtre à Belleville pour échapper à ce qu'elle pense être une descente de police, ou de l'enfant qui chute d'un balcon à Amiens en cherchant avec son père à échapper à la police.

Claire Richard.-Arrestations, placement en centre de rétention, expulsions… Peut-on parler, selon vous, de chasse à l'homme à propos de la politique menée par le gouvernement contre les étrangers en situation irrégulière ?

Grégoire Chamayou.- Oui. Les policiers doivent depuis plusieurs années atteindre des objectifs chiffrés, annoncés par le Ministère pour séduire un électorat xénophobe (Eric Besson a récemment annoncé 30000 expulsions par an). Pour tenir ces objectifs, la police ne peut se contenter d'arrestations au hasard: elle doit organiser une politique proactive, de chasse. Chasse au piège: avec ces circulaires de la préfecture de Nanterre, qui invitaient les sans-papiers à se présenter pour un examen personnalisé de leur dossier, pour en réalité les isoler et les arrêter. Chasse au domicile, chasse au filet (qui se pratique dans les contrôles d'identités), rafle - Au passage, employer ce terme n'implique pas de faire l'amalgame entre la xénophobie d'Etat contemporaine et le racisme d'extermination des années 40. Il désigne depuis le XIXe siècle une technique policière précise: une arrestation massive à l'improviste.

Ces chasses s'inscrivent dans la longue histoire des chasses de bannissement.Les sans-papiers sont exclus de la nationalité et de la citoyenneté, mais aussi de la territorialité, en vertu de la «régularité du séjour», un délit inventé par les Etats du Nord pour restreindre les droits de l'immigration du travail au cours des trente dernières années. Il produit sur le territoire toute une catégorie de population qui se trouve dépouillée de la plupart des attributs d'une protection juridique, et finalement privée du droit même d'avoir des droits (pour reprendre l'expression d'Arendt à propos des apatrides).

«Le délit de solidarité», qui punit d'emprisonnement et d'une lourde amende quiconque aide un immigré en situation irrégulière, est un héritage direct des anciennes mesures de bannissement. C'est une mesure d'exclusion par «enfumage juridique», pour couper les individus proscrits ou bannis de leur tissu social, en criminalisant la solidarité, c'est-à-dire une pratique humaine qui est au fondement de ce qu'est un lien social.

Or, qu'est-ce que ça produit de retirer toute une partie de leurs droits et de leur existence sociale et juridique à des individus qui sont sur le territoire, qui y ont une vie et qui y travaillent? Des individus vulnérables, précarisés, qui se retrouvent à la merci de leurs employeurs, qui, comme disait Marx, n'ont plus qu'une chose à faire: apporter leur peau sur le marché du travail pour y être tannés. Aujourd'hui, la chasse d'expulsion, d'exclusion, s'articule à d'autres types de rapports de prédation, qui sont ceux du marché du travail, dans des conditions déplorables en termes de droits sociaux.

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