Par Frédéric Lordon.
La proposition allemande d’exclure la Grèce de l’Union monétaire européenne n’est finalement que le couronnement logique d’une longue suite de manifestations de mépris, entamée dans les années 90 avec le thème du « Club Med », alias les pays du Sud de l’Europe, incapables de se tenir à des règles de gestion macroéconomique rigoureuses (« allemandes »), poursuivies avec la proposition, entourée de rires gras, de vendre quelques îles grecques, et maintenant arrivées à leur terme avec la perspective finale de l’exclusion pure et simple. Mais l’Allemagne perçoit-elle exactement jusqu’où aller trop loin ? Même Christine Lagarde, piquée par on ne sait quel insecte, se met à dénoncer tout ce qu’elle a pourtant toujours adoré et fustige la stratégie non coopérative de désinflation compétitive allemande, celle-là même d’ailleurs que la France tente également de pratiquer depuis des décennies et que la construction européenne impose plus ou moins à tous ses membres – à ceci près que même dans les jeux de cons il y a des perdants et des gagnants… La France s’en tirerait-elle à peu près, en tous cas pas trop loin de l’Allemagne, Christine Lagarde ne trouverait pas grand-chose à redire, car, de même que jadis Paris valait bien une messe, un bel excédent commercial aujourd’hui vaut bien le pressurage des salariés – mais seule la déculottée fait venir l’esprit aux joueurs.
Et pour l’instant the winner is : l’Allemagne. L’Allemagne, elle le répète assez, s’est saignée aux quatre veines et imposé des disciplines suffisamment douloureuses – rappelons-le, d’abord sous direction social-démocrate – pour que l’idée d’en abandonner maintenant les bénéfices lui semble juste une mauvaise plaisanterie. D’un certain point de vue, on peut la comprendre. On n’en est pas pour autant empêché de poser quelques questions et pas seulement celle, découverte sur le tard par Christine Lagarde, du jeu idiot qui consiste à tirer tous les salaires européens vers le bas, par concurrence libre et non distordue interposée, rappelons-le au passage. Car les semaines écoulées, semaines de crise politique européenne bien plus que de crise financière grecque, auront au moins eu le pouvoir révélateur, au sens photographique du terme, de porter au grand jour les tares congénitales de la construction monétaire européenne, et même plus radicalement encore, dès lors qu’on en interroge les origines, de conduire à la question fondamentale de savoir s’il est possible de vivre en union monétaire avec l’Allemagne.
Par une métaphore dont en principe il ne faudrait pas abuser, on pourrait dire que, comme la vie psychique individuelle, la vie psychique collective a ses traumas primaux et ses phobies incrustées. Ils peuvent avoir été intenses au point de façonner par exemple des « styles » de politique économique, durablement marqués par un grand événement originaire, dont les politiques contemporaines demeureront profondément informées, indépendamment de l’orientation des gouvernements successifs. Ainsi, la Grande Dépression et ses taux de chômage à 25% constituent-ils le trauma primal de la vie économique des États-Unis dont la politique économique est, depuis, restée viscéralement attachée aux objectifs de croissance et d’emploi. Ça n’est pas que ces objectifs priment absolument – la Réserve Fédérale a amplement montré, notamment en 1979, sous la présidence de Paul Volcker, sa capacité a remettre (temporairement) l’inflation en haut de liste –, mais ils n’en donnent pas moins sa ligne de fond à la politique économique étasunienne dont tous les instruments sont maniés aussi vigoureusement que possible pour atténuer les fluctuations et remettre au plus vite la croissance sur son sentier de long terme.
L’Allemagne, elle, ne s’est jamais remise de l’inflation à milliards de pourcents de 1923. Il y a assurément de quoi en être resté marqué : avec l’effondrement bancaire, l’hyperinflation est l’événement maximal en économie de marché, le comble du chaos social – et parfois l’antichambre de quelques horreurs politiques. Conçue d’emblée pour ne plus être dans la main de l’État, désormais vu comme l’abuseur monétaire par excellence, la Bundesbank a fait de la lutte contre l’inflation son alpha et son omega, auxquels d’ailleurs tout le reste de la politique économique allemande doit se rendre également. Cette histoire sommairement esquissée suffit à comprendre ce qu’il a pu en coûter à l’Allemagne d’entrer dans un partage européen de la souveraineté monétaire, et spécialement d’abandonner son deutschemark, point d’investissement de substitution de son identité nationale interdite d’expressions patriotiques chauvines après 1945. L’obstacle a été jugé si considérable qu’il n’a pu être franchi qu’à la condition sine qua non que l’Union économique et monétaire reproduise purement et simplement à son échelle le modèle allemand : banque centrale indépendante copie conforme de la Bundesbank, orientation exclusive de la politique monétaire vers la maîtrise de l’inflation (art. 127 de l’actuel Traité de Lisbonne) 1), interdiction du financement monétaire des déficits publics (art. 123), dispositions variées d’encadrement des politiques de finance publique (art. 126 et pacte de stabilité), contention de l’aléa moral par des clauses de no bail out (art. 125).
On sait moins que l’Allemagne est l’auteur de l’étrange article 63 (dans la numérotation Lisbonne) prohibant toute restriction aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les États extérieurs à l’Union. Ainsi le mensonge de « l’Europe bouclier contre la mondialisation » est-il avoué en toutes lettres puisque si, à la rigueur, la déréglementation financière intra-européenne entre dans la logique des divers « grands marchés » européens (biens, services, investissements directs et donc capitaux financiers), rien, au regard des objectifs officiels de l’Union et de sa logique de l’unification intérieure, ne saurait en revanche justifier l’abattement de toute barrière financière entre le dedans et le dehors. Ce sont Pascal Lamy et Jacques Delors, récemment devenus, le premier, relecteur de Marx, le second, pourfendeur de la finance dérégulée, qui à l’époque (1988) sont en charge, par la directive portant leurs noms (directive 88/361/EEC), de la réécriture du prudent article 67 du Traité de Rome (devenu art. 56 du Traité de Nice, puis 63 de celui de Lisbonne). C’est que l’article 67 avait le mauvais goût d’indexer rigoureusement les transformations structurelles des marchés de capitaux européens sur les seules nécessités de l’économie réelle et du commerce intra-européen – en résumé : pas grand-chose. Or la directive Lamy-Delors a pour propos délibéré de mettre l’Europe des marchés de capitaux au goût du jour, c’est-à-dire à l’unisson du mouvement général de la déréglementation financière – dont il est maintenant possible de mesurer rétrospectivement tous les bienfaits 2) … Rien ne saurait retenir les mouvements de capitaux ni la dynamique de l’innovation financière, mais d’abord sur une base intra-européenne – au moins Lamy et Delors demeurent-ils dans un premier temps conformes au mandat implicite de l’Union. Ce sont les Allemands, en la personne de Hans Tietmeyer, alors président de la Bundesbank, qui saisissent l’opportunité pour imposer, contre toute logique proprement « européenne », une extension de la directive aux mouvements de capitaux entre l’Union et son extérieur. Car la directive ne sera définitivement actée qu’en 1990 et entre-temps, le mur est tombé, le projet d’Union économique et monétaire lancé et le rapport Delors qui la prépare écrit. L’idée d’une union monétaire n’est pas absolument neuve – le rapport Werner de 1970 l’évoquait déjà. Mais cette fois elle est plus concrète que jamais, et c’est pour la politique économique allemande un moment de vérité.
Bien sûr le rapport Delors qui donne au Traité de Maastricht sa première esquisse, prévoit toute une série de garde-fous supposés prévenir les dérives de politique économique qui terrorisent l’Allemagne – les dérives « des autres ». Mais peut-on faire confiance aux seules dispositions d’un Traité, qui n’envisage que des sanctions incertaines (il faudra d’ailleurs attendre la formulation du pacte de stabilité en 1996-1997 pour être un peu plus au clair sur le sujet) et laisse aux appréciations et aux arrangements politiques une marge bien trop grande ? Hans Tietmeyer pense que non. C’est pourquoi il se saisit de la directive « marchés de capitaux » pour en pousser la logique au-delà de sa circonscription européenne, avec pour rationalité stratégique d’établir les marchés financiers intra- et extra-européens en instance de surveillance des politiques économiques de la future zone euro.
À un journaliste qui lui posait la question de sa vie politique future, James Carville, ancien conseiller de Bill Clinton, répondait plaisamment qu’il rêvait d’être réincarné en marché obligataire, à ses yeux (très justement) le summum de la puissance puisque – la Grèce s’en aperçoit assez ces temps-ci – c’est là le lieu d’où l’on peut faire plier les États et prendre la main sur leurs options économiques les plus fondamentales. Tietmeyer a déjà parfaitement conscience de ce rapport de pouvoir qui s’est établi entre les marchés de capitaux et des puissances étatiques qui n’ont plus de souveraines que le nom. L’Allemagne cherche un pouvoir de normalisation des politiques économiques dont elle doute qu’un traité puisse le fournir ? Elle le trouve dans les marchés obligataires auxquels elle décide d’exposer les politiques des États membres, et puisque l’efficacité de la normalisation est proportionnelle à la surface des marchés institués en instance de surveillance, elle préconise fort logiquement d’ouvrir l’espace financier européen à tous les mouvements de capitaux de la planète. À part ça, l’Europe est « un bouclier contre la mondialisation »…
On ne peut retirer à la vision allemande ni son caractère anticipateur ni sa hauteur de vue stratégique… On peut juste lui contester sa « rationalité » de fond, celle-là même qui l’a conduite à n’entrer dans l’union monétaire européenne qu’à la condition de faire droit à ses propres obsessions, converties non seulement en dispositions juridiques mais en formes structurelles (la déréglementation financière « totale ») organisant la mise sous tutelle, externe autant qu’interne, des politiques économiques européennes. Les situations de crise ayant pour propriété spécifique de rendre plus spectaculaire ce que la routine des temps ordinaires laisse habituellement moins bien voir, le cas grec, très probablement appelé à faire bientôt « école », s’offre comme l’expression canonique des dommages que peuvent infliger les marchés obligataires. Non pas que les finances publiques grecques ne posent aucun problème, mais leur stabilisation est vouée, sous la pression des marchés, à s’effectuer dans les pires conditions, aussi bien du fait de l’alourdissement brutal du service de la dette, causé par la tension spéculative sur les taux d’intérêt, que des invraisemblables démonstrations de rigueur exigées pour donner satisfaction à l’opinion des investisseurs. Si la crise de la dette grecque, et toutes celles qui s’annoncent à sa suite, pouvaient avoir la moindre utilité, il faudrait la trouver, au-delà des plans de circonstances comme celui qui a été péniblement conclu lors du sommet européen du 25 mars, dans l’opportunité de poser à nouveau des questions dont les traités européens proclament avoir donné définitivement les réponses, alors même que les événements actuels portent au grand jour toutes leurs insuffisances, question des modalités de financement des déficits publics 3), mais aussi plus fondamentalement encore question de la possibilité d’une coexistence – avec l’Allemagne.
Que la psyché collective allemande ait été marquée au fer rouge par l’épisode de l’hyperinflation, que sa pensée de politique économique en conserve la trace sous l’espèce de l’idée fixe anti-inflationniste, la chose est en soi parfaitement compréhensible. Toute la question est de savoir si les autres membres de l’Union sont décidés à vivre sous les obsessions d’un seul. Telle est bien pourtant la situation présente de l’Union qui vit selon les manies de l’Allemagne au motif que c’était là la seule façon de l’y faire entrer. La question subsidiaire demande alors jusqu’à quel point les partenaires de l’Allemagne devront souffrir les conséquences des normes qu’elle est parvenue à imposer à tous d’après ses seules inclinations normalisatrices. Or l’état de crise a pour propriété de rendre ces conséquences plus visibles et plus pénibles que jamais – et de rapprocher de ce point. Il suffit pour en juger de considérer l’extrême mauvaise volonté allemande à d’abord simplement envisager l’idée d’une aide collective à la Grèce, puis, s’y rendant du plus mauvais gré possible, son obstination à la soumettre aux pires conditions – intervention en cas seulement de fermeture de l’accès de l’État grec aux marchés, c’est-à-dire à un point de dégradation qui rendra tout solution beaucoup plus coûteuse, refus absolu de toute bonification de taux au nom des saines douleurs de la rédemption et de l’exemplarité –, enfin son insistance jusqu’au dernier moment à impliquer le FMI sans considération pour l’image d’impotence de l’Union renvoyée à la face du monde.
L’Allemagne en est donc venue au point où ses idées fixes de politique économique entrent ouvertement en contradiction avec ses propres engagements européens. En témoigne l’effrayant – et inédit – chaos de la délibération gouvernementale allemande, incapable, pendant les deux semaines précédant le sommet du 25 mars, de retenir les prises de position les plus contradictoires à raison de deux ou trois par jour ! : pas d’aide, dit la chancelière Merkel ; une aide, répond le ministre Schäuble ; dans ce cas par le FMI seulement, exige la chancellerie ; surtout pas, intervient le banquier central allemand, etc., et l’ordonnancement jusqu’ici impeccable de la parole publique allemande a tourné en quelques semaines à l’invraisemblable pétaudière. Rien d’étonnant dans ces conditions que l’arrière-pensée originelle, celle de l’erreur historique du partage de souveraineté monétaire avec des tiers qui n’en sont pas dignes, ait refait surface à ce degré de netteté dans le débat public outre-Rhin, puisque, pressions électorales aidant, l’évocation d’une fracassante rupture de l’Allemagne enfin rendue à sa sonderweg n’a plus rien d’un tabou : il ne lui manquait pour s’exprimer clairement que l’occasion adéquate, celle d’une crise interne à la zone euro forçant à l’invention d’un mécanisme de solidarité dont l’Allemagne ne veut pas par principe puisqu’il n’aurait pas d’autre signification à ses yeux que le secours indu des plus vertueux aux moins vertueux – d’ailleurs congénitalement incapables de le devenir jamais.
Et puisqu’il est question de rupture, il serait temps, « en face », de se libérer enfin de l’idée absurde de l’Europe-monétaire-inconcevable-sans-l’Allemagne, et de songer aux soulagements symétriques du double processus d’émancipation qui verrait l’une s’adonner de nouveau sans restriction à ses obsessions idiosyncratiques et les autres ne plus avoir à souffrir d’idées fixes qui ne sont pas les leurs. La formation d’une communauté, quel qu’en soit l’objet, suppose des compatibilités minimales, et l’on peut se demander s’agissant de la communauté monétaire européenne, si les exigences allemandes, pour être tirées d’une histoire incontestable, ne sont pas cependant d’un particularisme porté à un si haut degré d’affirmation unilatérale, et si hétérogène aux complexions des autres États-membres, que le « c’est à prendre ou à laisser » pourrait bien donner de plus en plus l’envie de « laisser ».
Imagine-t-on un instant la France, arguant de ce que l’État social et les services publics sont pareillement un legs de son histoire, obstinée à en imposer le modèle à l’Union entière – bien sûr on ne l’imagine pas, et d’ailleurs du seul fait qu’à défaut d’imposer quoi que ce soit à quiconque, la France s’est montrée incapable de seulement défendre ses propres éléments d’exception contre la déréglementation-privatisation européenne : poste, train, énergie tout est en train d’y passer, et demain, il faut en être bien certain, éducation et protection sociale. Pour également structurantes qu’elles soient – les services publics sont bel et bien à la France ce que la rigueur monétaire est à l’Allemagne –, toutes les singularités nationales ne font donc pas l’objet du même traitement au sein de la construction européenne. Et cette dissymétrie est d’autant plus accusée que le maintien de certaines de ces singularités, comme les services publics en France, n’entraîne aucun effet collatéral sur les autres États membres et laisse l’État concerné vivre tranquillement son idiosyncrasie 4), là où certaines autres, comme la construction monétaire à l’allemande, réclament d’être universalisées et que tous les autres s’y convertissent inconditionnellement. Il est exact que le partage d’une même monnaie crée de fait des externalités de politique économique qui appellent un cadre institutionnel de normalisation minimale. Mais rien n’oblige à ce que cette normalisation s’effectue d’après les monomanies d’un seul, spécialement quand il en résulte des contraintes aussi fortes sur les politiques économiques nationales, et jusqu’à l’impossibilité d’apporter une solution coordonnée, et interne, à une situation de crise de finances publiques, dont rien ne permettait d’exclure a priori la survenue – comme si pouvait être viable une structure dimensionnée pour reprendre simplement des efforts ordinaires mais pas pour résister à des sollicitations extraordinaires.
Il faudra donc bien un jour poser à haute voix la question de la possibilité de faire union dans une configuration aussi asymétrique où l’un des membres impose les réquisits de sa complexion singulière, hétérogène à celles de ses partenaires et, plus encore qu’hétérogène : pénalisatrice. On pourrait d’ailleurs ne pas s’arrêter en si bon chemin dès lors que la question préjudicielle de la compatibilité est à nouveau autorisée, et s’interroger, hors de l’union monétaire mais dans l’Union européenne tout court, sur le cas britannique qui pose un problème formellement semblable en imposant à tous, mais d’après ses seuls intérêts stratégiques propres, la déréglementation financière – n’est-il pas évident, comme le cas récent de la directive hedge funds, pourtant d’une parfaite innocuité, l’a encore prouvé, que le Royaume-Uni se mettra en travers de tout projet sérieux de re-régulation financière ? Et nous voilà, là encore, faire union avec un « partenaire » qui, en l’espèce, rendra impossible jusqu’au bout d’apporter une réponse à la hauteur d’une crise financière séculaire… La lecture européiste qui tient l’état des choses, sinon pour le meilleur, du moins pour le seul possible, aura vite fait de moquer la frénésie d’exclusion qui finirait par trouver un motif pour mettre à la porte chaque autre État membre jusqu’à laisser la France seule à faire l’Union. Mais non ! Il se trouve que l’Allemagne et le Royaume-Uni sont les seuls pays à faire fondamentalement problème, la première parce qu’elle fait régner son modèle absurde de politique économique, le second parce qu’il impose la déréglementation financière. Aucun autre État membre n’a eu jusqu’ici le projet ou les moyens de peser unilatéralement sur des données aussi lourdes de la vie économique européenne. Que des formes structurelles aussi fondamentales que la politique économique et la configuration des marchés de capitaux fassent l’objet de captures unilatérales et sans le moindre esprit de compromis de la part de certains États-membres est bel et bien un motif de s’interroger sur la possibilité, ou l’opportunité, d’entrer, ou de rester, dans une union économique avec eux.
Mais reconnaissons, pour rassurer les plus inquiets, que ces évocations d’expulsion n’ont pas d’autre statut que celui d’une expérience de pensée politique. Aucun moyen n’existe qui permettrait de joindre le geste à la parole et, dans le cas de l’Allemagne, si un jour (improbable) séparation il y avait, elle serait plus vraisemblablement le fait d’un départ fracassant de l’Allemagne elle-même que de ses partenaires qui lui désigneraient la porte. On demandera alors si une expérience de pensée sans force n’appartient pas typiquement au registre de l’exercice intellectuel dans ce qu’il a de plus vain et ne se trouve pas vouée à une irrémédiable inutilité. Un peu moins qu’il n’y paraît si l’on considère que formuler explicitement l’idée d’une union monétaire sans l’Allemagne est aussi un moyen de faire savoir à l’Allemagne qu’elle n’est pas indispensable, et que son pouvoir d’imposition est plus limité qu’elle ne croit. Car ce pouvoir n’est jamais que la mesure de l’incapacité de ses partenaires à penser leur union sans elle. Énoncer la possibilité de l’« exclusion » de l’Allemagne – qui n’est donc, on l’a compris maintenant, que l’idée de la possibilité de faire sans l’Allemagne – pourrait donc être un assez bon moyen de garder l’Allemagne, mais dans d’autres conditions, des conditions qui ne seraient pas exclusivement les siennes (en tout cas en matière de monnaie et de politique économique).
Et si ces nouvelles conditions n’avaient pas le bon goût de lui agréer et qu’elle décidait à son tour de s’exclure de l’Union 5) – ou d’exclure le reste de l’Union ! – il n’y aurait plus qu’à lui souhaiter bonne route avec le cas échéant un dernier avertissement amical, symétrique exact, d’ailleurs, de l’une des objections que ne manqueraient pas de soulever ceux pour qui l’idée du « sans l’Allemagne » est la déraison pure. Car, à ces derniers, la cause est entendue : version apocalyptique, l’euro ne s’en remettrait pas ; version simplement catastrophique, sa dévaluation est certaine. Si la première version délire – on ne voit pas pourquoi une monnaie commune à une zone économique qui reste de première importance (même sans l’Allemagne) ne serait pas viable en principe –, on achètera volontiers en revanche la seconde, mais en en tirant des conclusions exactement opposées. Car, spécialement, en temps de crise sévère, la dévaluation de fait de la monnaie européenne, est ce qui peut nous arriver de mieux ! Il est vraisemblable en effet que, l’Allemagne quittant la zone euro, plus encore sur un différend doctrinal relatif à l’orthodoxie de politique économique, verrait son de-nouveau-deutschemark immédiatement réévalué. Et pourrait expérimenter quel effet ça fait de s’imposer des années d’efforts pour constituer un avantage compétitif à coup de déflation salariale… et le voir ruiné en une semaine d’activité sur les marchés des changes célébrant la sonderweg retrouvée.
Les accidents de la vie collective n’ont pas toujours le caractère dramatique qu’on croit. On peut se séparer bons amis, plus encore quand il ne s’agit que d’une séparation partielle puisque, abandonnant la zone euro, l’Allemagne n’en resterait pas moins membre de l’Union elle-même (sans doute pourrait-elle pousser la superbe jusqu’à sortir de l’Union également, mais gageons qu’elle y pensera à deux fois : l’essentiel de son commerce international s’y réalise…). Envisager ce genre de séparation sans drame aide à mieux voir ce que la compulsion irréfléchie de l’union pour l’union obscurcit fatalement : à savoir que, parmi ses conditions de possibilités, la constitution d’une communauté requiert des complexions qui désirent s’assembler un minimum de compatibilités mutuelles et que, ce minimum non satisfait, la communauté n’est pas en état d’accommoder les tensions auxquelles une situation critique la soumettra un jour ou l’autre. Au moins ce genre de mise à plat permet-elle de clarifier l’alternative stratégique de la communauté : ou bien renoncer d’emblée un projet dont la viabilité est abandonnée à la fortune d’événements contingents dont on espère qu’aucun ne viendra solliciter la communauté au-delà de ses limites de plasticité, ou bien suggérer à ceux dont la complexion est la plus discordante de céder un peu de leur idiosyncrasie, en tout cas d’en rabattre du projet de l’imposer à tous les autres – si vraiment ils tiennent à l’union… –, ou bien faire comprendre au « discordant » que l’union peut très bien se faire sans lui.