Par Patrick herman.
« Notre force résidait dans les documents. Il a fallu beaucoup de temps pour les lire tous et commencer à faire le lien entre eux. C’était comme une mosaïque, nous avons dû attendre le dessin final pour comprendre, et à la fin nous avons lu les noms de Cartier de Marchienne et de Schmidheiny ».
Dans son bureau du palais de justice de Turin, Sara Panelli, substitut du procureur de la République, se souvient de l’enquête au long cours qui a permis à ce procès hors normes de s’ouvrir en décembre 2009.
Nous sommes le 14 juin 2011, et le matin même a débuté le réquisitoire du ministère public contre les deux têtes qui ont dirigé pendant de longues années Eternit, l’empire de l’amiante-ciment. Cartier de Marchienne (Eternit Belgique) et Schmidheiny (Eternit Suisse) se voient accusés d’être responsables d’un « désastre sanitaire » pour avoir omis de prendre des mesures de prévention contre les risques liés à l’exposition à l’amiante afin de protéger les ouvriers des quatre usines italiennes du groupe. Il leur est reproché également d’avoir mis en danger la sécurité publique hors des établissements concernés : Eternit distribuait à des particuliers des matériaux contenant de l’amiante pour le pavage de routes ou de cours et pour l’isolation de combles, et n’avait pas organisé le nettoyage des vêtements de travail à l’intérieur des usines. « Une exposition incontrôlée, continuelle et persistant jusqu’à ce jour », selon la demande de renvoi en jugement du 10 octobre 2008. Des milliers de personnes ont ainsi été contaminées dans plusieurs villes et beaucoup en sont mortes.
Remonter à la source des décisions.
Minamata, Seveso, Bhopal, Porto Marghera : autant de catastrophes industrielles qui ont donné lieu à des procès mais où la responsabilité des donneurs d’ordre n’a pas été mise en lumière.
Au Japon, la pollution par le mercure dans la baie de Minamata a causé la mort de plus d’un millier de personnes. Selon le journal The Lancet du 14 janvier 2006, près de deux millions de personnes ont souffert de problèmes de santé liés à la consommation de poisson contaminé. La Chisso Corporation, propriétaire de l’usine pétrochimique, s’est appuyée sur de pseudo expertises pour tenter de convaincre l’opinion de « l’absence de preuves scientifiques » tout en achetant les malades par des indemnisations dérisoires en échange de l’abandon de toute poursuite. En 2009, près de 1 500 personnes étaient encore en procès avec l’Etat.
Dans l’affaire de Seveso, si la multinationale Givaudan a accepté de payer pour les dégâts causés par une de ses filiales, sa responsabilité pénale n’a pas été engagée. Un accord avec les communes concernées a été passé, celles-ci renonçant à toute action pénale ou civile dans le futur.
La catastrophe de Bhopal a vraisemblablement causé la mort de plusieurs milliers de personnes. En 1989, Dow Chemical, maison-mère de l’Union Carbide, a versé 470 millions de dollars au gouvernement indien. Une somme qu’il faut mettre en relation avec l’estimation initiale des dommages : 3 milliards de dollars. Plus d’un million de personnes ont subi les effets de cette catastrophe et 200 000 en ont gardé des séquelles. Selon l’estimation des autorités indiennes, chaque décès a été « indemnisé » à hauteur de 1750 euros et 450 euros ont été versés aux blessés. Le combat n’est pas terminé sur le terrain de la responsabilité pénale de l’entreprise, même si sept anciens dirigeants de l’usine ont été condamnés à deux ans de prison en 2010. Quant au PDG, Warren Anderson, réfugié aux Etats-Unis, il échappe à la justice depuis 1992.
Dans son livre La Fabbrica dei veleni ( L’Usine des poisons), l’ancien procureur de Venise, Felice Casson, retrace le désastre humain et environnemental causé par l’activité de la Montedison à Porto Marghera. Il dénonce notamment le pacte du silence de l’industrie chimique mondiale pour tenir secrète la toxicité du chlorure de vinyle monomère, gaz indispensable à la fabrication du PVC. 157 morts et une centaine de malades parmi les ouvriers, 120 décharges sauvages et 5 millions de mètre cubes de déchets toxiques ont débouché sur un procès en 2001, conclu par l’acquittement des dirigeants de la Montedison et de l’Enichem. L’appel interjeté a donné lieu en 2004 à une condamnation, confirmée en 2006 en cassation. Mais le dédommagement proposé par l’industriel lui a permis de réduire drastiquement le nombre des parties civiles, une stratégie bien rodée chez les responsables de toutes ces catastrophes.
Du point de vue de la recherche des responsabilités, le procès Eternit de Turin constitue une avancée sans précédent. Mme Panelli le dit clairement : « la responsabilité incombe à ceux qui définissent la stratégie de l’entreprise, à ceux qui prennent les décisions fondamentales quant à l’empoussièrement dans les usines où l’on transforme l’amiante. Il nous a fallu chercher les documents, puis voir ce qu’ils nous disaient sans idée préconçue, et cela nous amenait hors d’Italie. Ensuite, nous avons étudié la jurisprudence pour voir si nous étions prêts à effectuer ce saut de responsabilité. » Jusqu’alors, il faut le rappeler, seuls les dirigeants de telle ou telle usine étaient mis en cause lorsque la justice se saisissait de plaintes déposées par des associations de victimes ou des syndicats. Les donneurs d’ordre demeuraient hors d’atteinte. L’instruction menée à Turin pendant sept ans et le réquisitoire du 14 juin 2011 sont venus bouleverser cette pratique observée dans les procès précédents.
Quand les fusibles ne protègent plus.
« Nous ne sommes pas en présence de carences occasionnelles mais de carences structurelles dues aux choix d’une politique d’entreprise. » C’est en ces termes que le procureur Raffaelle Guariniello a débuté son réquisitoire dans la grande salle du palais de justice de Turin. Passant en revue les arrêts de la Cour suprême de cassation italienne, il a rappelé que les plus hauts dirigeants d’une société sont tenus responsables de dysfonctionnements structurels, même s’il y a eu délégation de pouvoir à des administrateurs. « Ces dirigeants, a-t-il affirmé, ont pour obligation d’acquérir les connaissances disponibles auprès de la communauté scientifique (…) Leur responsabilité est engagée dans le cas de signaux, et même d’un seul signal,révélant une anormalité. » Avant de conclure : « Tels sont les principes reconnus par la Cour suprême, qui s’intéresse non à la forme (délégation de pouvoir à un administrateur formel) mais à la substance (qui a pris les décisions ?). »
Mme Panelli a ensuite disséqué pendant près de trois heures les choix stratégiques de l’industrie de l’amiante élaborés au niveau international. Que les inculpés aient pris part à cette élaboration ne fait aucun doute pour le ministère public et s’avère fondamental pour comprendre ce qui s’est passé dans les usines italiennes. Et de passer en revue toutes les instances où a pris corps cette stratégie, baptisée « usage contrôlé de l’amiante ». La SAIAC (S.A. Internationale de l’Amiante Ciment), cartel formé dès 1929 par Eternit et les multinationales américaine et anglaise Johns Manville et Turner and Newall, avait pour objectif à la fois l’échange d’informations et l’occultation de ces mêmes informations.
L’AIA (Association internationale de l’amiante) allait se charger par la suite de la cooptation de scientifiques et de syndicalistes afin d’entraver un étiquetage trop parlant sur la dangerosité de l’amiante. Une autre forme de cartel , « Tour d’horizon », se préoccupait d’adapter la stratégie de communication à l’évolution de l’opinion publique et de définir une position par rapport à la question de la substitution de l’amiante, abordée uniquement sous un angle économique et aucunement en relation avec les problèmes de santé des travailleurs. Ce cartel a également mis en œuvre une stratégie de « dissociation préventive de la responsabilité des producteurs d’amiante » afin d’occulter la responsabilité de ces derniers.
Indispensable pour comprendre le désastre des usines et des villes italiennes, ce détour par l’histoire de l’industrie de l’amiante est venu rappeler ce que les nombreuses auditions des témoins et des experts du ministère public, comme des parties civiles, avaient mis en lumière : l’industrie de l’amiante-ciment avait pour seul objectif d’assurer la pérennité de son activité, quel qu’en soit le coût pour les ouvriers et la population environnante.
Vingt ans de prison, c’est la peine requise par le procureur Guariniello au terme des audiences consacrées au ministère public, avant que les avocats des parties civiles ne s’expriment. Il n’est pas inutile de rappeler que ce procès Eternit s’est déroulé pendant un an et demi conjointement avec un autre procès, engagé après un accident qui a bouleversé la population turinoise. Le 6 décembre 2007, sept ouvriers de la ThyssenKrupp mouraient brûlés vifs des suites d’un incendie sur la ligne 5 de l’usine, celle du laminoir. L’aciériste, qui entendait fermer à terme son usine turinoise, avait décidé de ne plus investir dans la sécurité sur le lieu de travail : extincteurs vides, absence d’installation anti-incendie… L’explosion a fait des ravages parmi des ouvriers contraints de travailler douze heures par jour sous peine d’être licenciés.
Harald Espenhahn, administrateur délégué de Thyssen Krupp Italia, a été condamné le 15 avril 2011 à seize ans et demi de prison pour « homicide volontaire avec dol éventuel », c’est-à-dire pour avoir fait courir des risques aux salariés de l’entreprise en étant conscient des conséquences qui pourraient advenir. Cinq autres dirigeants de l’entreprise ont été condamnés à des peines de dix à treize ans de prison pour « homicide involontaire ».
A la suite de ce verdict, le procureur Guariniello déclara : « Cela fera date dans la jurisprudence sur les accidents du travail. Cette sentence doit apporter de l’espoir aux travailleurs et faire réfléchir les entrepreneurs. »
Avant le verdict du procès Eternit, attendu pour la fin de l’année, celui de la Thyssenkrupp a confirmé le rôle précurseur de la justice italienne dans le domaine de la sécurité au travail. Un rôle souligné par l’avocat français Jean-Paul Teissonnière, qui plaide pour les parties civiles aux côtés des avocats italiens, belge et suisse : « Ce n’est pas une catastrophe locale, elle n’est pas due à des circonstances imprévues, mais elle est le résultat d’une organisation d’entreprise pour l’obtention de profits exceptionnels. (…) Casale Monferrato 1), comme Fukushima, est une catastrophe de l’avenir. (…) Turin est un laboratoire qui, nous l’espérons, posera les fondements pour une Cour pénale internationale sur les grands crimes sociaux et environnementaux. 500 000 morts en Europe, des millions de victimes de par le monde : dans l’histoire, il n’existe pas une catastrophe industrielle comparable. » Et de conclure en plaidant pour la reconnaissance du préjudice d’anxiété, c’est-à-dire de ce qui pèse sur tous les ouvriers et habitants qui ont été exposés à l’amiante et qui les prive d’avenir.
La fin de l’année 2011 dira si le procès Eternit marque bien une nouvelle avancée dans la prévention des crimes industriels.
Notes.