Par Tristan Coloma.
Lorsque la spéculation et la désorganisation des filières de production s’ajoutent à la perte du pouvoir d’achat, les prix des produits alimentaires flambent. Et ce ne sont pas toujours les agriculteurs qui en profitent. A cet égard, le cas du volailler français Doux, qui conjugue subventions publiques, délocalisation et restructurations, est exemplaire des politiques dont sont victimes les consommateurs, mais aussi les fermiers producteurs de poulets.
C’est la faute à la grippe aviaire ! En 2006, elle a fait perdre 45,3 millions d’euros au groupe français Doux, longtemps premier volailler européen. C’est aussi la faute, en 2007, à la hausse des prix des céréales et du soja, à l’augmentation du coût de l’énergie, à la parité euro-dollar qui pénalise les entreprises exportatrices. Bref, alors que, par deux fois, les 2 et 8 mai 2008, ses salariés se mettent en grève et manifestent dans la rue, la direction de Doux octroie une augmentation de salaire de seulement 4 euros pour de nombreux employés qui ne gagnent pas plus que le smic. Les syndicats réclamaient une progression de 2,8 % au 1er avril (de quoi compenser l’inflation) et de 2 % en septembre 1).
Chaque jour, les quatorze mille cinq cents collaborateurs du volailler (salariés et producteurs sous contrat) abattent plus de deux millions et demi d’animaux. Ses principales marques, répertoriées à l’échelle mondiale face aux puissantes firmes américaines, se retrouvent dans toutes les assiettes : Père Dodu, Doux, Frangosul, LeBon ou encore AlSabia. Doux est aussi l’un des principaux fournisseurs de Buffalo Grill, Pizza Hut, McDonald’s, Quick, Kentucky Fried Chicken (KFC), etc. Un empire agro-industriel qui se situe au quatrième rang mondial, avec un chiffre d’affaires de 1,3 milliard d’euros en 2007 2) et une implantation dans cent trente pays.
Tout a commencé en 1933, lorsque M. Pierre Doux se lance dans l’abattage et le négoce de volailles à Nantes. En 1955, il construit à Port-Launay (Finistère) un abattoir et devient l’un des pionniers du poulet congelé, volaille bas de gamme, élevée en batterie — le plus souvent en trente-sept jours — et destinée à l’exportation.
Dans les années 1970, la France entretient des relations commerciales privilégiées avec les pays arabes, particulièrement avec les producteurs d’hydrocarbures. Le premier choc pétrolier de 1973 fait du groupe l’un des grands acteurs du commerce international de la volaille et l’un des fleurons de l’agro-industrie française. L’Etat mise alors sur Doux pour réduire la facture pétrolière en mettant en place une sorte de plan « pétrole contre nourriture » avec les pays du Proche-Orient.
La croissance de l’entreprise est rapide. La Bretagne s’appuie sur la réussite du volailler pour devenir la première région agricole de France. Durant cette période, le niveau de vie des éleveurs augmente considérablement, même s’ils se trouvent dans une situation de totale dépendance à l’égard de Doux par le biais d’un « contrat d’intégration » qui fixe leurs conditions de production et de rémunération. Le groupe fournit les poussins et les aliments, assure le suivi vétérinaire et achète les volailles. Ligotés par leur contrat, les mille deux cents éleveurs ne disposent d’aucune autonomie. La conjoncture favorable les amène cependant à accepter cette situation.
Doux se développe à l’exportation et prospère jusqu’aux années 1990. Son succès est indissociable des aides publiques et du filet de protection que son appartenance à l’Union européenne fournit à la filière. Certes, Doux se revendique d’un libéralisme exacerbé. L’ancien animateur de la commission nationale volaille de la Confédération paysanne, M. Bernard Breton, n’en souligne pas moins qu’elle fonctionne « en consommant énormément de fonds publics et de subventions à l’exportation de l’Union. C’est même un double système de subventions. En plus des “restitutions” [subventions aux exportations], il en existe de plus spécifiques à la production avicole. Par exemple, 70 % du coût alimentaire, dans l’aviculture, provient de céréales subventionnées à 300 euros l’hectare ». Sans compter les aides de l’Etat français et, pour Doux, celles du conseil général de Bretagne et du département du Finistère.
Cette manne publique a fortement encouragé le développement d’un marché international de la viande de volaille 3). Jusqu’à la fin des années 1990, pour accompagner la croissance du secteur, tant en France qu’à l’étranger, les groupes avicoles n’ont eu de cesse de trouver de nouvelles surfaces d’exploitation.
Mais la donne change. Les accords de Marrakech, en avril 1994, mettent officiellement fin au cycle de l’Uruguay 4) et commencent à réduire — en vue de leur arrêt définitif à terme — les « restitutions » de la politique agricole commune (PAC). Seuls 25 % des volumes en bénéficient aujourd’hui — soutien en outre concentré sur les poulets congelés, à destination du Proche-Orient. D’autre part, l’accord sur l’agriculture de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a imposé une ouverture minimale du marché intérieur (dite « accès au marché ») d’un niveau équivalent à 5 % de la consommation par produit, et ce même si celui-ci existe déjà en quantité excédentaire dans le pays considéré.
Le marché avicole mondial continue néanmoins de croître : à raison de vingt-cinq millions de tonnes par an, la volaille est devenue la première viande consommée dans le monde, devant le porc. Globalement, l’accord sur l’agriculture n’a pas déstabilisé le marché. Toutefois, il handicape certaines zones exportatrices. C’est le cas de la France où, tout en restant excédentaire en raison de l’importance des volumes exportés, le solde commercial de la volaille est orienté à la baisse alors que les importations s’accélèrent.
Jusque-là dopée par les « restitutions », l’agro-industrie française, troisième exportatrice mondiale en 1998, se trouve dans l’incapacité d’affronter la concurrence étrangère, en particulier brésilienne. En dix ans, sa production recule de 20 %. Ses ventes hors des frontières chutent de 40 % depuis 1998 tandis que les importations font un bond de 124 % 5).
En 2005, l’étranger n’absorbe plus que 35 % de la production de Doux (contre 80 % en 1995), la baisse de débouchés extérieurs touchant en priorité son marché emblématique, le Proche-Orient. L’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, mais aussi la Russie, se détournent des producteurs français. Dès 2002, une étude de l’Institut technique de l’aviculture (Itavi) montre que le coût de production d’un kilo de poulet en France (1,45 euro) est de 95 % supérieur à celui du Brésil (0,74 euro) 6). Ce pays dispose de multiples « avantages » : bas coût de la main-d’œuvre 7) et des aliments, recul du real face au dollar, faibles contraintes sanitaires et environnementales, etc.
Pour M. Marcos Antonio de Oliveira, chercheur au Département d’études socio-économiques rurales (Deser), une organisation non gouvernementale brésilienne qui intervient auprès de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et auprès du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), « dans l’étape actuelle du processus d’accumulation capitaliste, on assiste à une redéfinition de la division du travail dans laquelle le Brésil se définit comme une région de production d’aliments pour le marché mondial » 8).
Dans ce nouveau contexte, Doux estime qu’il fera plus de bénéfices en produisant des poulets hors de l’Union européenne. C’est ainsi que, en 1998, il rachète le brésilien Frangosul, troisième volailler d’Amérique du Sud, pour délocaliser une partie de ses activités. Une acquisition encouragée par Brasília, qui a pris des mesures de promotion des exportations, notamment l’exonération d’impôts pour les produits agricoles et semi-élaborés. Résultat : la production de poulets du géant latino-américain augmente de 231 % entre 1990 et 2002, et sa part dans la production mondiale progresse de 27 % entre 1999 et 2004.
Gagner sur les deux tableaux.
La délocalisation au Brésil du groupe breton déstabilise la filière française, déjà fragilisée par les crises sanitaires successives qui ont fortement entamé la confiance des consommateurs. Progressivement, une partie de la production brésilienne est expédiée en France afin de répondre aux besoins de la clientèle de Doux, avec des produits achetés 33 % moins cher que dans l’Hexagone. En quelque sorte, Doux « s’autoconcurrence ».
Dans un communiqué, la Fédération des industries avicoles (FIA) se déclare préoccupée par les « transactions en cours entre l’Union européenne et le Mercosur [Marché commun du Sud : Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay]. L’opacité des négociations nous inquiète tout particulièrement en ce qui concerne la volonté des négociateurs de préserver la production avicole européenne ». Point particulièrement sensible, la viande de volailles saumurées en provenance du Brésil bénéficie d’une nomenclature douanière la rendant très compétitive 9).
Doux profite de la rentabilité de sa filiale brésilienne pour restructurer sa filière française en supprimant seize sites en dix ans et un million de mètres carrés de surface d’élevage entre 2000 et 2004, soit un quinzième du total. Cette stratégie lui permet de gagner sur les deux tableaux : il se libère d’un poids salarial trop contraignant en France, tout en écoulant ses produits dans une Europe où les prix sont plus élevés. Et cela en connivence avec les pouvoirs publics français, par le biais de plans d’aide à la cessation d’activité avicole en 1999-2000, puis en 2003.
Pour M. Breton, « Doux a touché des millions d’euros pour se restructurer ». Ce type d’« aides indirectes » dispense l’entreprise de résoudre ses problèmes contractuels avec les éleveurs et d’assumer ses responsabilités d’employeur. Il lui procure en outre des moyens supplémentaires pour délocaliser. Mme Pascale Magdelaine, de l’Itavi, fait remarquer à cet égard que, si Doux ne l’avait pas fait, la production française n’aurait pu concurrencer celles du Brésil ou d’Asie du Sud. Ne trouvant plus preneur sur le marché international et ne répondant plus à la demande hexagonale, Doux a décidé de diminuer sa production et donc le nombre d’éleveurs : « Ces derniers sont devenus la variable d’ajustement de la stratégie des grands groupes exportateurs comme Doux. »
La restructuration a essentiellement eu pour objectif la croissance des opérateurs industriels aux dépens des aviculteurs : malgré l’intensification et les gains de productivité, leur marge brute annuelle diminue constamment (— 31,8 % entre 1981 et 2000). Doux n’a cure de leurs difficultés. Le groupe leur impose une révision des contrats à la baisse et fixe leur marge de rémunération. D’où le dilemme dans lequel ils se trouvent enfermés : leurs marges étant trop faibles, soit ils rémunèrent leur capital, c’est-à-dire l’argent qu’ils ont investi dans leurs bâtiments, soit ils rétribuent leur travail. La capacité de Doux à fixer les prix de manière unilatérale est renforcée par le caractère oligopolistique du marché, puisqu’il n’existe plus que quelques entreprises d’abattage de poulets.
Selon Mme Magdelaine, « avec la crise de la grippe aviaire de 2006 et la hausse des prix des matières premières due à la spéculation sur les céréales, on est maintenant dans un contexte d’augmentation permanente des coûts de production. Les abattoirs ont obtenu des hausses de prix auprès de la grande distribution, mais Doux ne les a pas estimées assez importantes pour les répercuter sur les rémunérations des éleveurs ». Ne s’alignant désormais plus sur les coûts de production, les prix permettent le transfert d’une partie des revenus de l’aviculteur en direction de l’industriel.
De plus, la forte concurrence interne dans la filière induit la baisse des taux de rentabilité. A l’heure actuelle, quel que soit le prix de vente au consommateur, l’éleveur perçoit 150 euros par tonne produite. Une enquête des chambres d’agriculture estime à 30 euros par tonne de volaille, en moyenne, les besoins de revalorisation des contrats. Certains opérateurs seraient prêts à aller dans ce sens, mais Doux leur raflerait alors leur clientèle.
Pour M. Pierre-Yves Lozahic, délégué de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) des Côtes-d’Armor, « en pratiquant des prix dérisoires, le groupe espère acquérir de nouvelles parts de marché en France. Et c’est seulement ensuite que, peut-être, il révisera les contrats ». En juillet 2007, l’entreprise finistérienne avait promis une augmentation du prix d’achat aux douze mille fermiers qui lui fournissent la volaille. A l’automne, elle y a « renoncé ». Cette année, elle a refusé d’accorder une augmentation de 10 euros par tonne de volaille alors que, de février 2007 à février 2008, le coût des matières premières nécessaires à leur élevage a augmenté de 41,1 % 10). A ce compte, la filière sera bientôt sinistrée, d’autant qu’elle est soumise à des impondérables conjoncturels : maladies, augmentation du coût des matières premières ou catastrophes climatiques.
Ainsi, anticipant à tort un nouvel épisode de propagation du virus de la grippe aviaire durant l’année 2007, Doux a tellement réduit ses volumes de production — en sacrifiant ses éleveurs — qu’il n’a pas été en mesure d’approvisionner le marché français au moment où la consommation reprenait. Episode lourd de conséquences, puisque l’industriel enregistra la plus grosse perte de son histoire — soit 45 millions d’euros — qui vient s’ajouter à une dette avoisinant les 310 millions d’euros 11). La situation financière de l’entreprise devient alors délicate…
Souhaitant contrer cette évolution, M. André Souteyrat, responsable du service de prospection économique à la chambre d’agriculture de Bretagne, réalise une étude sur l’évolution des filières avicoles. Selon lui, la restructuration du secteur doit s’accompagner de deux mesures : « La première, et la plus urgente, reste une meilleure rémunération des éleveurs. Mais une deuxième orientation doit être prise pour faire face à une volatilité des prix plus importante, à des crises sanitaires à répétition pouvant intervenir n’importe où sur la planète et impliquer des déplacements de production : disposer d’une réserve de poulaillers pour éviter aussi bien la pénurie que la volatilité des prix. Ainsi, certaines années, un producteur possédant trois mille mètres carrés de surface d’exploitation n’en utilisera que deux mille. La filière partagera la valeur ajoutée ou bien le manque à gagner l’année où il y aura un problème. »
Ce n’est pas du tout la direction dans laquelle s’engage la Commission européenne, notamment dans ses négociations avec l’OMC. Elle entend supprimer les outils de régulation de la PAC, laissant le marché régir, à lui seul, le secteur avicole en le contraignant à plus de « souplesse » et de « réactivité ». En oubliant que la réalité agricole s’avère autrement plus complexe. En France, elle englobe le maintien d’une activité rurale, le vieillissement de la population, la désertification des campagnes, etc.
Poulets à l’eau de Javel.
Du fait de l’affaiblissement des protections douanières, l’Europe ne peut plus faire face à la concurrence et maintenir un minimum d’activité garantissant la souveraineté alimentaire de chaque nation ou groupe de nations. Les cabinets d’études du milieu avicole font des propositions similaires à celle qu’avance Mme Magdelaine : « Si la filière avicole destinée à l’exportation mourait, on pourrait imaginer, par exemple, que le gouvernement s’engage à ce que les produits à haute valeur ajoutée 12) ne contiennent que de la viande issue de la production nationale. Ainsi, éleveurs, industriels et politiques garantiraient la survie de l’aviculture française. »
La préférence communautaire est en contradiction avec les positions de la Commission européenne et avec les règles de l’OMC… Il est vrai que Bruxelles ne manque pas de ressources. Malgré l’opposition de la France et d’une vingtaine d’Etats membres, la Commission a autorisé, le 28 mai, l’importation de poulet chloré — c’est-à-dire trempé dans un bain contenant une solution comparable à l’eau de Javel — en provenance des Etats-Unis. Censées être débarrassées de leurs bactéries grâce à ce traitement délicat, ces volailles étaient interdites dans l’Union européenne depuis onze ans. Selon l’industrie avicole 13), trois cent mille tonnes de poulet chloré seraient sur le point d’être exportées vers l’Union.
On hésite à conclure par un joyeux « bon appétit » !
Notes: