Par Frédéric Lordon.
Renversement de la liquidité internationale ?
Si par une sorte de dialectique un peu scolaire, le premier commentaire a d’abord sursauté à la nouvelle proprement économique de la mise sous surveillance des Etats-Unis (voir Partie 1), puis s’est corrigé pour en minimiser la portée et y voir un « simple avertissement » politique, il serait utile (négation de la négation) de revenir, pour la redramatiser quelque peu, à l’économie du problème. Le parallèle avec l’épisode précédent de « surveillance négative » de 1996 ne tient pas la route une seule seconde, et si c’est sur ce genre de rapprochement que l’on croit pouvoir compter pour se rassurer un peu il va falloir assez vite trouver autre chose. Si les Etats-Unis y sont là encore menacés d’une « panne gouvernementale » du fait d’un accord budgétaire rendu difficile par une cohabitation, ils sont par ailleurs en pleine phase de croissance tirée par la bulle Internet (1996 est l’année où Alan Greenspan parle de « l’exubérante irrationalité ») et à des niveaux de dette publique (comparativement) ridicules. Tout autre est la situation d’aujourd’hui, dominée par des interrogations de solvabilité autrement sérieuses dont seuls les divers privilèges d’hégémonie des Etats-Unis empêchent que soient tirées toutes les conséquences. La possibilité de moyen terme d’une dégradation n’a donc rien d’extravagant et ceci d’autant moins que le schème comparatif « officialisé » par l’avis public (et common knowledge) de Standard & Poor’s est maintenant installé dans les esprits et ne cessera sans doute plus d’y faire son chemin : comment en effet justifier le maintien d’un triple-A pour une économie dont les paramètres objectifs s’écartent de plus en plus visiblement de la moyenne du « club » ? La question est désormais sur la table et n’en sera pas aisément ôtée, il est même à craindre, quel que soit d’ailleurs le cours pris par la politique économique étasunienne, que la suite des événements ne fasse que lui donner plus d’acuité, en tout cas dans un horizon de moyen terme – celui qui est adéquat à la manifestation des effets contre-productifs des plans de rigueur.
Or il faudrait être inconscient pour minimiser les effets d’une éventuelle dégradation des Etats-Unis. L’énormité des masses financières concernées promet quelques intéressantes secousses – même si d’une certaine manière elles portent aussi leur propre antidote puisque le marché des titres étasuniens est le plus liquide du monde. Tout liquide qu’il soit, ce marché devra cependant absorber les mouvements de vente automatiques des investisseurs institutionnels, notamment les fonds de pension, qui sont réglementairement tenus d’adosser leurs passifs à des actifs de qualité supérieure, et doivent opérer les substitutions ad hoc dès que certains d’entre eux perdent la note AAA. Mais il faut aussi imaginer les pertes qu’imposerait aux banques une dévalorisation des Treasuries dont elles détiennent des quantités massives. Frappées du côté de leur actif, elles le seraient également du côté de leur passif puisqu’elles seraient obligées de lever du capital supplémentaire afin de maintenir à flot leurs ratios de solvabilité. En effet les actifs risqués doivent être couverts en fonds propres à des niveaux différenciés en fonction de leur degré de risque (mesuré entre autres par leur notation). Si les Treasuries voient leur niveau de risque réévalué, il faut donc mettre plus de capital en face…
On ne peut jamais être tout à fait sûr de la sincérité d’une institution financière qui se livre à des prises de positions fracassantes – verbales et financières –, voilà en tout cas que, pour enrichir le tableau, Bill Gross, patron de PIMCO, le plus gros gestionnaire de produits de taux aux Etats-Unis, stupéfie tout le monde en annonçant, il y a un mois, désinvestir en totalité (!) son fonds des US Treasuries. Dans cette affaire, on a du mal à faire la part de l’anticipation éclairée (mais alors quel intérêt de la rendre publique ?), de la pure et simple manipulation de marché par un opérateur dont la voix est spécialement écoutée et reconnue (donc efficace), ou d’une combinaison des deux, l’anticipation « objectivement » et sincèrement formée tentant de se donner pleinement raison à elle-même en entraînant derrière elle le reste du marché. Il n’en reste pas moins que l’événement est marquant, car on a rarement vu pareil signe public de défiance de la part d’un des plus gros opérateurs de ce marché – plus symptomatiquement encore : à l’encontre même de son « habitat préféré » – et, quelle que soit finalement la nature réelle de son intention, le simple fait que puisse être envisagé un « coup » sur ce thème est en soi lourdement significatif.
Mais ce problème qu’on peut voir par le petit bout des calculs spéculatifs, il faut surtout le voir par le gros bout d’une crise possible de la liquidité internationale. Toute celle-ci est par construction accrochée à l’idée cardinale de l’« actif sans risque ». Car même à un univers de risques tel que la finance – ou plutôt pour cette raison précise qu’elle est un univers de risques – il faut bien un ancrage… L’actif sans risque est ce pôle de (relative) certitude auquel s’amarre tout son jeu d’incertitude. Il est la référence qui rend possible une mesure du risque – comme on sait évalué différentiellement, par des écarts de taux, les fameux spreads. Un régime de la liquidité internationale est construit autour d’un certain actif, le titre souverain attaché à la devise-clé, et à ses structures propres : structures de marché très fortement internationalisées, offrant à la fois volume, profondeur, variété de produits dérivés et d’instruments de couverture, etc. Et aussi une politique monétaire qui, pour demeurer nationale, n’en devient pas moins de fait gestionnaire d’un bien public international et doit se montrer à la hauteur de cette responsabilité. Les bons du Trésor étasuniens remplissent toutes ces conditions… à ceci près que le doute apparaît maintenant sur la réalité de leur qualité « sans risque ». Que peut devenir la finance internationale quand l’actif réputé sans risque est avéré risqué ?! C’est là un événement potentiellement catastrophique, au sens étymologique du terme : renversement. Renversement d’une croyance, et même plus : de la croyance-ancrage.
En attendant la Chine.
Assurément nous n’en sommes pas encore là. Mais dans une architecture soumise à d’aussi grandes tensions que la finance internationale depuis 2007, le commencement d’un doute en cette matière est déjà presque de trop. Supposé son ancrage détruit, la finance devient absolument errante. Car, pour toutes ses apologies du risque, elle n’a rien de plus précieux que de ré-identifier au plus vite un nouvel actif sans risque auquel aller s’accrocher bien vite. Le problème tient au fait que la déstabilisation du régime courant de la liquidité internationale par la mise en cause de son ancrage n’a aucunement la propriété de faire surgir spontanément un actif sans risque de remplacement. Car la consécration internationale d’une devise-clé de remplacement est un processus historique long qui vient sanctionner une dynamique économique hégémonique indiscutablement reconnue – comme l’avait été celle des Etats-Unis au sortir de la deuxième guerre. Or un rapide tour d’horizon en cette matière ne fait rien apercevoir de très réjouissant.
Des deux seuls candidats possibles, l’Europe est aux prises avec sa propre crise de dettes souveraines, et la Chine, à laquelle on pense spécialement, ne sera pas mûre avant quelques décennies. Que les Chinois aspirent à cette hégémonie, la chose n’est que trop évidente, mais leurs élites ont la plus haute conscience des rythmes de l’histoire et savent pertinemment que leur moment n’est pas encore venu. Il le sera quand l’économie chinoise sera apte à supporter une réévaluation du renminbi, c’est-à-dire quand le maintien de son taux de croissance à un très haut niveau – vital pour la stabilité politique du pays – ne sera plus dépendant des exportations, donc quand sera achevée la dynamique de constitution et d’institutionnalisation de son marché intérieur, seule à même de soutenir un nouveau régime de croissance autocentrée – pas à l’ordre du jour immédiat.
Il y a d’ailleurs fort à parier que ce changement de régime d’accumulation se produira le plus probablement au travers d’une crise monumentale, à l’image de celle qu’avaient traversée les Etats-Unis dans les années trente, crise de croissance typique, c’est-à-dire d’« immaturité » institutionnelle dans une économie se développant à un rythme très intense. Telle est bien la configuration de la Chine actuellement avec un système bancaire dangereusement exposé aux mauvaises créances, des marchés de capitaux dont on peut imaginer qu’ils se développeront bientôt mais au prix d’une dangereuse accumulation de risques et de carences patentées de régulation, mais surtout, l’essentiel : l’inadéquation d’un rapport salarial ultra-flexibilisé à produire la stabilité minimale susceptible de solvabiliser une demande intérieure progressant dans de bonnes conditions de régularité. Ça n’est pas seulement le dévastateur credit crunch et les erreurs de politique économique qui avaient produit la Grande Dépression mais également le fait que la configuration « concurrentielle » du rapport salarial aggravait des mécanismes macroéconomiques tous profondément procycliques. Le plongeon de la conjoncture s’était en effet soldé par la montée du chômage, et surtout par la baisse des salaires nominaux trop élastiques aux déséquilibres du marché du travail en l’absence de tout appareillage institutionnel susceptible de jouer comme force de rappel et de produire des effets contracycliques (salaire minimum, clauses d’indexation variées, revenus de transfert, compromis de protection de l’emploi, etc.). Il en était résulté le crash keynésien parfait, la chute des salaires faisant plonger en séquence la consommation, la demande finale, l’emploi qui à son tour faisait baisser à nouveau les salaires, etc. Pour toute la circonspection qu’appelle ce genre de comparaison, le rapport salarial chinois y fait beaucoup penser, et pour un moment encore.
L’expérience montre abondamment le retard chronique des constructions institutionnelles sur le développement économique, à plus forte raison quand il connaît un rythme aussi effréné, jusqu’à un point où la dynamique économique elle-même cesse d’être soutenable. Il en résulte alors une crise (structurelle) si violente que se trouvent créées les conditions politiques d’un « rattrapage institutionnel » accéléré, et l’entrée dans un nouveau régime d’accumulation, institutionnellement « mature » 1). La Chine est donc encore en attente de sa « crise de 29 », convulsion majeure probablement seule à même de produire l’avancée institutionnelle capable de la faire entrer dans un régime de croissance autocentrée, tirée par la demande salariale interne. A ce moment, et à ce moment seulement, auront été installées les conditions macroéconomiques structurelles d’un capitalisme chinois doté d’une force de développement interne suffisamment grande pour projeter vers l’extérieur ses aspirations hégémoniques, tolérer l’appréciation de sa monnaie et en faire la nouvelle devise-clé.
Avis de turbulence sur les changes.
Mais ce moment ne surviendra pas avant une décennie au moins. Dans l’intervalle, les élites chinoises gèrent avec un parfait sens du long terme la transition nécessairement étirée entre un ordre économique international qui se délite – celui des Etats-Unis – et un autre qui émerge – le leur. Toute la subtilité de la manœuvre consiste à d’ores et déjà prendre acte de l’effacement programmé du dollar et à accompagner son lent déclin sans pour autant que le renminbi ne se réévalue trop fortement puisque l’actuelle configuration du régime d’accumulation chinois ne le permet pas. C’est probablement ainsi qu’il faut comprendre les étonnantes interventions du fonds souverains chinois à la rescousse de la Grèce et du Portugal (sans doute pour des montants limités mais tout de même) : non pas comme un pur jeu de court terme sur les parités mais comme une stratégie transitionnelle de moyen terme visant à maintenir l’euro dans un statut de pôle monétaire international alternatif destiné à éviter un effet de report massif du dollar vers un renminbi pas encore « mûr ». Pour dire les choses de manière imagée, la Chine soutient l’euro comme syndic de faillite du dollar et comme administrateur temporaire – or l’euro, lui-même, étant bien près de voler en éclat, il fallait bien lui donner un coup de main, manière de lui faire rendre son office de stabilisateur de la période intermédiaire… En tout état de cause, l’erreur à ne pas commettre consistait à analyser le mouvement chinois comme le seul indice d’une monnaie européenne agonisante quand il exprime en premier lieu une anticipation de défiance à l’endroit du dollar.
Standard & Poor’s, PIMCO, la Chine : beaucoup de suffrages négatifs prononcés contre les Etats-Unis et une convergence qu’on ne saurait tenir pour négligeable. L’histoire retiendra peut-être ces mois de mars-avril 2011 comme le commencement de la fin du dollar. Dans l’intervalle, que peut-il advenir d’un marché des capitaux qui ne sait plus à quel « actif sans risque » se vouer et dont la devise-clé menace de perdre son statut ? Les opérateurs et les commentateurs de la finance se perdent en conjectures quant à la malheureuse devise qui fera l’objet d’un krach monétaire. Il n’est pas certain que l’hypothèse du krach-X (avec X = dollar, euro, livre ou yen) soit la bonne. L’effondrement d’une monnaie dominante suppose en effet la possibilité d’un « report vers la qualité » (flight to quality)… mais c’est là l’autre nom du retour à l’actif sans risque, or précisément, d’actif sans risque, il n’y a plus ! En l’absence d’ancrage unanimement reconnu, nous sommes plutôt sur le point d’entrer dans un régime de déplacements erratiques de la préférence pour la liquidité. Un scénario plus probable pourrait donc consister en une instabilité grandissante des changes, succession de krachs « partiels » limités, pilotée par l’enchaînement des mauvaises nouvelles régionales : un jour on apprendra que l’impasse financière des retraites capitalisées étasuniennes est encore plus grande que prévu et la solvabilité globale du pays sera questionnée avec plus d’acuité, le dollar chutera avec remontée mécanique de l’euro ; le lendemain ce sont de nouveaux développements de la crise des dettes souveraines européennes qui feront la une et le dollar remontera ; un peu plus tard l’alarme viendra des banques du Royaume-Uni ou bien du ralentissement de sa croissance et ce sera le tour de la livre – probablement le maillon le plus faible du système des « grandes monnaies » puisque l’économie britannique cumule tous les problèmes : banques bien amochées, inflation renaissante, déficit très important, austérité sauvage, croissance brisée, mais avec, à la différence de la zone euro, une monnaie à surface comparativement faible, un marché de changes moins vaste et moins profond, où les mouvements spéculatifs peuvent faire de sérieux dégâts, bref tout ce qu’il faut pour qu’une crise de change y soit et plus probable et plus spectaculaire qu’ailleurs.
A part quoi, évidemment, « la crise est derrière nous ».
Notes