Par Franck Lepage.
Histoire d’une utopie émancipatrice.
Il y a cinquante ans, le général de Gaulle présidait à la création du ministère des affaires culturelles. La naissance de cette institution a précipité le déclin d’un autre projet, à présent méconnu : l’éducation politique des jeunes adultes, conçue dans l’immédiat après-guerre comme un outil d’émancipation humaine. Pour ses initiateurs, culture devait rimer avec égalité et universalité.
En France, quand on prononce le mot « culture », chacun comprend « art » et plus précisément « art contemporain ». Le mot Culture, avec son singulier et sa majuscule, suscite une religiosité appuyée sur ce nouveau sacré, l’art, essence supérieure incarnée par quelques individus eux-mêmes touchés par une grâce — les « vrais » artistes. La population, elle, est invitée à contempler le mystère.
Entamée dès les années 1960 sous l’égide du ministère des affaires culturelles, la réduction de la culture à l’art représente une catastrophe intellectuelle pour tout homme ou toute femme de progrès. Si « culture » ne veut plus dire qu’« art », alors ni l’action syndicale, ni les luttes des minorités, ni le féminisme, ni l’histoire, ni les métiers, ni la paysannerie, ni l’explication économique, etc., ne font plus partie de la culture. Entre cette dernière et la politique s’instaure un rapport d’exclusion. Et la gauche a un problème. Tel n’a pas toujours été le cas. Il fut un temps — pas si éloigné — où un petit groupe de militants nichés au cœur des institutions françaises tentait de faire rimer culture — populaire — et politique.
En 1944, un paquebot fait route tous feux éteints vers la France. A son bord, une jeune femme. Cinquante ans plus tard, elle se rappelle : « Ma prise de conscience date de 1942 et de la promulgation des lois antijuives par l’Etat français. J’étais alors professeure de lettres au lycée de jeunes filles d’Oran, en Algérie. J’ai été totalement choquée par la tranquillité avec laquelle ces lois antisémites ont été acceptées et mises en œuvre par mes collègues. » La vénérable dame de 86 ans qui nous livre ses souvenirs, ce jour de 1994, se nomme Christiane Faure. Elle repose désormais au cimetière de Lourmarin (Vaucluse) à côté de sa sœur et de son beau-frère, Albert Camus.
Elle raconte comment les noms juifs sont rayés à l’encre rouge ; comment ses élèves quittent l’établissement, leur blouse sous le bras. Mlle Faure organise alors des cours clandestins de préparation au baccalauréat. L’affaire s’ébruite ; on la menace ; elle persiste. Après le débarquement d’Algérie en novembre 1942, l’enseignante intègre le Gouvernement provisoire d’Alger dans le « service des colonies », dirigé par René Capitant, ministre de l’éducation nationale. Ce dernier est chargé de remettre les textes officiels sur leurs pieds républicains. En 1944, Mlle Faure regagne la France avec le Gouvernement provisoire.
« Capitant nous a réunis pour nous annoncer que Jean Guéhenno créait un service d’éducation des adultes — un -Y´bureau de l’éducation populaire-Y¡ — et a demandé qui voulait s’en charger. J’ai levé la main à la surprise générale. » Dégoûtée de l’éducation nationale, Mlle Faure ne veut plus enseigner aux enfants. « La -Y´laïcité-Y¡ [à prendre ici au sens de « neutralité politique »] imposée aux enseignants ne me convenait plus. Elle empêchait toute explication franche, directe, c’est-à-dire politique, avec la jeunesse. La laïcité devenait une religion qui isolait comme les autres. Dans un cadre d’éducation des adultes, il me semblait qu’on pourrait dire tout ce qu’on voudrait. D’où mon choix pour l’éducation populaire : cadre neuf, cadre libre, où pourrait se développer l’esprit critique. » Guéhenno en est le garant. Ouvrier devenu professeur à Louis-le-Grand puis écrivain à force d’étudier, ce résistant conçoit sa mission comme un sacerdoce. Il s’agit « d’élever au plan de l’enseignement ce qui était livré aux propagandes, la formation des citoyens ». (Le Figaro, 2 mai 1952.)
« En vain toutes les chaînes auraient été brisées ».
A la Libération, les horreurs de la seconde guerre mondiale ont remis au goût du jour cette idée simple : la démocratie ne tombe pas du ciel, elle s’apprend et s’enseigne. Pour être durable, elle doit être choisie ; il faut donc que chacun puisse y réfléchir. L’instruction scolaire des enfants n’y suffit pas. Les années 1930 en Allemagne et la collaboration en France ont démontré que l’on pouvait être parfaitement instruit et parfaitement nazi. Le ministère de l’éducation nationale convient donc qu’il incombe à la République d’ajouter un volet à l’instruction publique : une éducation politique des jeunes adultes.
Les conventionnels de 1792 l’avaient déjà compris : se contenter d’instruire des enfants créerait une société dans laquelle les inégalités seraient fondées sur les savoirs. « Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées, tonne le marquis de Condorcet à la tribune de l’Assemblée nationale, le 20 avril 1792.Le genre humain restera partagé en deux classes : celle des hommes qui raisonnent et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves. » Le député de l’Aisne, à qui l’on attribue généralement la paternité de l’expression « éducation populaire », propose de poursuivre l’instruction des citoyens « pendant toute la durée de la vie ». Mais cela ne saurait suffire. Quand Condorcet évoque (déjà !) cette « partie de l’espèce humaine » astreinte dans les « manufactures » à « un travail purement mécanique » et pointe la nécessité pour ces individus de « s’élever », de « connaître et d’exercer leurs droits, d’entendre et de remplir leurs devoirs », il ne s’agit plus seulement d’instruction mais d’éducation politique.
Ces deux dimensions, pas toujours conciliables, fondent l’ambiguïté de l’« éducation populaire ». Pour les classes moyennes à l’origine des mouvements laïques tels que la Ligue de l’enseignement (1881), il s’agit d’éduquer le peuple en appoint de l’école ou de pallier l’absence de celle-ci. Une seconde acception renvoie à toute forme d’éducation émancipatrice dont la forme serait populaire. Elle revendique l’héritage des expériences d’éducation critique et politique qui traversent le mouvement ouvrier à la fin du XIXe siècle (syndicalisme révolutionnaire, bourses du travail).
A bord du navire qui vogue sans phares vers la France, Mlle Faure songeait plutôt à la seconde… Ainsi après Auschwitz — à cause d’Auschwitz —, on envisage à nouveau l’éducation politique des jeunes adultes. Mlle Faure et Guéhenno recrutent des professionnels de la culture populaire issus du théâtre (Hubert Gignoux, Henri Cordreaux, Charles Antonetti, Jean Rouvet…), de la radio (Pierre Schaeffer), du cinéma, de la photographie, du livre (Jean Nazet), des arts plastiques ou de la danse, de l’ethnologie, etc. Leur mission : inventer les conditions d’une éducation critique des jeunes adultes par les moyens de la culture populaire, ou encore « susciter par la réflexion et la pratique une attitude propice à l’éducation des adultes 1) ». En 1944 naît au sein de l’éducation nationale une direction de la culture populaire et des mouvements de jeunesse, vite rebaptisée direction de l’éducation populaire et des mouvements de jeunesse. « Jeunesse » ne signifie pas encore « adolescence » — ce sens apparaîtra dans les années 1960 : un « jeune », en 1945, est un adulte de 21 ans 2). Parallèlement est instituée une direction des arts et lettres. Jeanne Laurent, ancienne résistante, s’y emploiera à décentraliser le théâtre. Interrogée sur leurs rapports, Mlle Faure souligne à quel point les deux problématiques étaient différentes : « Jeanne Laurent, c’était les beaux-arts… Nous, c’était la culture, la démocratie. » Une distinction appelée à s’effacer…
La petite administration de l’éducation populaire durera moins de quatre ans. Après le début de la guerre froide, la lutte entre gaullistes et communistes s’envenime. L’éducation des jeunes adultes constitue vraisemblablement un enjeu tel qu’aucun des deux protagonistes ne veut risquer que l’autre la contrôle. En 1948, on s’accorde sur sa fusion, « pour mesure d’économie publique », avec la direction de l’éducation physique et des activités sportives dans une impayable « direction générale de la jeunesse et des sports », matrice du ministère souvent confié depuis à de non moins impayables sportifs (M. Bernard Laporte), généralement ignorants des questions d’éducation populaire 3). En d’autres termes : il n’y aura pas de service public d’éducation démocratique, critique ou politique des jeunes adultes en France. Ils feront plutôt du kayak ! Guéhenno démissionne, Mlle Faure retourne en Algérie diriger un service d’éducation populaire non rattaché au sport.
Les affaires culturelles victimes d’une roulette russe.
Pourtant, une impulsion a été donnée. Dès les années 1950, les instructeurs d’éducation populaire recrutés par Mlle Faure rêvent de quitter le sport, dont ils n’ont que faire, et imaginent la création de leur propre ministère. Leur sous-directeur, Robert Brichet, esquissera même en 1956 le projet d’un « ministère des arts ». Pour cela, il faut acclimater le concept de « ministère de la culture », expérimenté par des pays totalitaires, pour en faire un ministère de la culture démocratique. Un ministère de l’éducation populaire en somme. Qui nommer à sa tête ? Du côté des instructeurs, on pense au philosophe Camus, directeur d’une maison de la culture à Alger, fondateur du théâtre du travail et adepte de la création collective contre la création individuelle. L’histoire en décidera autrement. Parvenu au pouvoir, le général de Gaulle veut récompenser la fidélité d’André Malraux, ministre de l’information sous la IVe République et directeur de la propagande du Rassemblement du peuple français (RPF), fondé par le général en avril 1947. Débute alors une sorte de roulette russe institutionnelle dont l’éducation populaire sortira perdante. En 1959, le président de la République demande au chef du gouvernement, Michel Debré, de trouver un ministère pour son chantre officiel. Malraux demande un grand ministère de la jeunesse, domaine encore très sensible après Vichy ; on le lui refuse. Il réclame la recherche sans plus de succès. Puis il demande la télévision et essuie un troisième refus. Se souvenant du projet de « ministère des arts », Debré lui propose en désespoir de cause un ministère des affaires culturelles. Malraux accepte 4). On y rassemble le cinéma, les arts et lettres, l’éducation populaire et ses instructeurs nationaux. Le directeur du cabinet de Malraux, Pierre Moinot, ami de Mlle Faure, lui fait savoir la bonne nouvelle et l’invite à les rejoindre.
Contrairement à une idée reçue, l’auteur de La Condition humaine n’a pas « créé » ce ministère, qu’il n’a au demeurant pas réclamé. Son administration est bâtie par des fonctionnaires rapatriés de l’outre-mer qui, après la décolonisation, sont affectés aux affaires culturelles 5). Efficaces mais idéologiquement marqués par leur expérience précédente, ils influencent la doctrine du ministère. Lequel aura vocation à irradier à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières le feu de la grandeur nationale. Puissance de la France à l’international et pouvoir symbolique de l’Etat dans les régions ; apologie de l’élite et du génie français. Un ministère profondément antipopulaire.
Les instructeurs d’éducation populaire qui pensaient avoir obtenu leur ministère ont perdu la partie. D’abord rattachée à Malraux en même temps que la direction des beaux-arts, la sous-direction de l’éducation populaire retourne définitivement à la jeunesse et aux sports 6). La coupure sera désormais établie entre culturel et socioculturel, entre « vraie » et « fausse » culture que seul l’Etat sera fondé à départager. Beaucoup attendaient que la gauche arrivant au pouvoir abolisse cette césure. Il n’en fut rien.
Cette histoire-là est plus connue : loin de rompre avec la vision élitiste et de reformuler la question culturelle sur des bases progressistes (tout le monde est producteur de culture, celle-ci n’étant rien d’autre qu’un rapport social), la gauche des années 1980 propulse la figure de l’artiste à des hauteurs jusque-là inconnues. Après le tournant libéral de 1983, la Culture majuscule réduite aux beaux-arts devient l’étendard d’un Parti socialiste qui, sur le plan économique, ne se distingue plus guère dès lors qu’il se résigne à faire le « sale boulot » de la droite. Mieux : l’action culturelle se substitue à l’action politique, comme l’illustre la commémoration du bicentenaire de la Révolution, le 14 juillet 1989.
Mis en scène par le publicitaire Jean-Paul Goude, le défilé intitulé « les tribus planétaires » présente chaque peuple non par un symbole de ses conquêtes politiques, de sa quête d’émancipation ou de la domination qu’il subit, mais par son signe « culturel » le plus anecdotique et le plus stéréotypique : les Africains nus avec des tam-tams, les Anglais sous la pluie, etc. Fin de la Révolution. Fin de la Politique. Fin de l’Histoire. Vive la Culture.
Rendre lisibles à tous les antagonismes sociaux.
Ce type de « culture » a remplacé la politique parce que la fonction du « culturel » est précisément de tuer le politique 7). Dépolitisée, réduite à l’esthétique, une culture n’est ni meilleure ni pire qu’une autre culture : elle est « différente ». Le politique est l’affirmation d’un jugement de valeur. Le « culturel » est son anéantissement et la mise en équivalence généralisée sous l’empire du signe. La condamnation des violences faites aux femmes — l’excision, par exemple — est un geste « politique » : elle affirme qu’une société qui décrète l’égalité des hommes et des femmes est une société meilleure qu’une société qui ne la décrète pas. La tolérance de l’excision est en revanche « culturelle » : elle revendique la reconnaissance d’une culture qu’une autre culture ne peut juger de l’« extérieur ».
Il y a désormais en France une culture officielle, une esthétique certifiée conforme, celle des scènes nationales de théâtre, par exemple, aux mises en scène interchangeables. Elle vise paradoxalement à manifester en tous lieux la liberté d’expression, pour peu que celle-ci ne désigne aucun rapport social réel, n’entraîne aucune conséquence fâcheuse et soit littéralement sans objet. Provocations adolescentes, esthétique ludico-décadente, citations ironiques 8) … On s’y ennuie ferme, mais on y applaudit fort ! En même temps qu’il dépolitise, l’entretien du culte de la « culture » contribue à domestiquer les classes moyennes cultivées en réaffirmant la frontière qui les sépare des classes populaires.
Ainsi du visiteur qui, au milieu des années 1990, pénétrait dans telle Maison de la culture du Nord pour y découvrir une interminable rangée de bidons remplis d’eau alignés contre un mur et surmontés d’une petite photographie indiquant la provenance du liquide. Face à l’« œuvre », trois attitudes fréquentes. Un familier de l’art contemporain disposant des outils culturels adéquats pourra admirer le « dispositif ». Un profane dépossédé de ces ressources se révoltera contre une « supercherie », se dira qu’il peut en faire autant, maudira tous les artistes et éprouvera un sentiment d’infériorité sociale. Entre les deux, le visiteur imprégné de « bonne volonté culturelle » se convaincra qu’il y a là une « démarche », une « intention », quelque chose de supérieur qu’il convient d’apprécier — acquiescement soumis qui signe son appartenance aux classes moyennes cultivées.
Pareille imposition n’est pas sans conséquence, surtout en ces moments de crise économique où le basculement des classes moyennes du côté des classes populaires plutôt que vers les dominants représente un enjeu politique important. Le dressage « culturel » sert cette deuxième option. C’est pourquoi un programme réellement de gauche devrait se démarquer du concept de culture pour soutenir celui d’éducation populaire.
Les fédérations labellisées « d’éducation populaire » en sont loin 9). Embrigadées dès le début des années 1980 dans les innombrables dispositifs de traitement social des populations dites « en difficulté », combien d’entre elles administrent, en échange de subventions, des programmes de « mobilité des jeunes », d’« éducation tout au long de la vie », de « défi-jeunes » et autres apprentissages de la flexibilité et de l’esprit d’entreprise, pendant que d’autres, engagées dans la « politique de la ville », œuvrent à l’« insertion » des classes populaires à coups de « développement local », de « développement culturel » et d’« animation socioculturelle » 10) ?
En 2002, l’Association pour la taxation des transactions pour l’aide aux citoyens (Attac), fondée quatre ans plus tôt, obtenait son agrément en tant qu’association nationale de jeunesse et d’éducation populaire. Et, soudain, un contraste apparaissait : si Attac fait de l’éducation populaire en informant sur l’économie, en expliquant les inégalités et en proposant des moyens d’y remédier, alors que font les autres ?
On peut ainsi distinguer deux conceptions de l’action par la culture : l’« action culturelle », qui vise à rassembler autour de valeurs « universelles », consensuelles (l’art, la citoyenneté, la diversité, le respect, etc.). Et l’éducation populaire, qui vise à rendre lisibles aux yeux du plus grand nombre les rapports de domination, les antagonismes sociaux, les rouages de l’exploitation 11). La crise économique pourrait bien dissiper les mirages de l’une et remettre l’autre au goût du jour.