Le nouveau monde qui tarde à apparaitre

Gustave Massiah, 15 octobre 2016

La situation semble désespérante. L’offensive des droites et des extrêmes droites occupe l’espace et les esprits. Elle s’étale dans les médias et prétend exprimer la droitisation des sociétés. Il n’en est rien et rien n’est joué. Les sociétés résistent et les contradictions sont à l’œuvre ; ce sont elles qui déterminent l’avenir.

Pour comprendre la situation, repartons de la citation de Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair obscur surgissent les monstres »1.

Dans ce contexte, la stratégie des mouvements sociaux qui veulent porter un projet d’émancipation doit articuler la réponse à l’urgence et la construction d’un projet alternatif d’avenir. Ils doivent dans le même temps lutter contre les monstres et s’inscrire dans la construction d’un monde nouveau.

Le vieux monde se meurt

Les chocs financiers de 2008 confirment l’hypothèse de l’épuisement du néolibéralisme. Le réchauffement climatique, la diminution de la biodiversité, les pollutions globales, confirment l’épuisement du productivisme. Des hypothèses sont avancées sur un épuisement du capitalisme comme mode de production hégémonique. Etant entendu que ce qui succèderait au capitalisme ne sera pas forcément un mode juste et équitable ; l’Histoire n’est pas écrite et n’est pas linéaire.

Au Forum social mondial de Belém, en 2009, une convergence de mouvements ; les mouvements des femmes, les mouvements paysans et les mouvements écologistes et les mouvements des peuples amazoniens ont fortement exprimé un nouveau point de vue. Ils ont affirmé que, s’il s’agit de redéfinir les rapports entre l’espèce humaine et la Nature, il ne s’agit pas seulement d’une crise du néolibéralisme ou du capitalisme, il s’agit d’une crise de civilisation, celle qui depuis cinq siècles a mis en avant la modernité occidentale et a conduit à certaines des formes de la science contemporaine.

La situation est marquée par la permanence des contradictions. La crise structurelle articule cinq contradictions majeures : économiques et sociales, avec les inégalités sociales et les discriminations ; écologiques avec la destruction des écosystèmes, la limitation de la biodiversité, le changement climatique et la mise en danger de l’écosystème planétaire ; géopolitiques avec les guerres décentralisées et la montée de nouvelles puissances ; idéologiques avec l’interpellation de la démocratie, les poussées xénophobes et racistes ; politiques avec la corruption née de la fusion du politique et du financier qui nourrit la méfiance par rapport au politique et abolit son autonomie. La droite et l’extrême droite ont mené une bataille pour l’hégémonie culturelle, dès la fin des années 1970, contre les droits fondamentaux et particulièrement contre l’égalité, contre la solidarité, pour les idéologies sécuritaires, pour la disqualification amplifiée après 1989 des projets progressistes. Elles ont mené les offensives sur le travail par la précarisation généralisée ; contre l’Etat social par la marchandisation et la privatisation et la corruption généralisée des classes politiques ; sur la subordination du numérique à la logique de la financiarisation

Les nouveaux monstres

A partir de 2011, les mouvements quasi insurrectionnels d’occupation des places témoignent de la réponse des peuples à la domination de l’oligarchie. A partir de 2013, l’arrogance néolibérale reprend le dessus et confirme les tendances qui ont émergé dès la fin des années 1970. Les politiques dominantes, d’austérité et d’ajustement structurel, sont réaffirmées. La déstabilisation, les guerres, les répressions violentes et l’instrumentalisation du terrorisme s’imposent dans toutes les régions. Des courants idéologiques réactionnaires et des populismes d’extrême-droite sont de plus en plus actifs. Les racismes et les nationalismes extrêmes alimentent les manifestations contre les étrangers et les migrants. Ils prennent des formes spécifiques comme le néo-conservatisme libertarien aux Etats-Unis, les extrêmes-droites et les diverses formes de national-socialisme en Europe, l’extrémisme jihadiste armé, les dictatures et les monarchies pétrolières, l’hindouisme extrême, etc. Mais, dans le moyen terme, rien n’est joué.

Il faut s’interroger sur ces monstres et les raisons de leur émergence. Ils s’appuient sur les peurs autour de deux vecteurs principaux et complémentaires : la xénophobie et la haine des étrangers ; les racismes sous leurs différentes formes. Il faut souligner une offensive particulière qui prend les formes de l’islamophobie ; après la chute du mur de Berlin, l’« islam » ayant été institué comme l’ennemi principal dans le « choc des civilisations ».

Cette situation résulte d’une offensive menée avec constance depuis quarante ans, par les droites extrêmes, pour conquérir l’hégémonie culturelle. Elle a porté principalement sur deux valeurs. Contre l’égalité d’abord en affirmant que les inégalités sont naturelles. Pour les idéologies sécuritaires en considérant que seules la répression et la restriction des libertés peuvent garantir la sécurité.

Le durcissement des contradictions et des tensions sociales expliquent le surgissement des formes extrêmes d’affrontement. Le durcissement commence par celui de la lutte des classes et s’étend à toutes les relations sociales. Le milliardaire Warren Buffet déclare tranquillement « certains doutent de l’existence d’une lutte des classes ; bien sûr qu’il y a une lutte des classes, et c’est ma classe qui est en train de la gagner ». La financiarisation a creusé les inégalités et la caste des très riches s’est restreinte. Les classes dites moyennes ont enflé, mais la précarisation touche et insécurise une partie d’entre elles.

La volonté d’accumulation de richesses et de pouvoirs est insatiable. Face à cette démesure, on assiste à un refuge dans le retour du religieux en espérant qu’il arrivera à tempérer les dérives insupportables. La confiance dans une régulation par l’Etat est fortement atteinte. La classe financière a réussi à subordonner les Etats. Et le projet de socialisme d’Etat a sombré dans les nomenklaturas et dans les nouvelles oligarchies. La situation est instable. Comment croire qu’un monde où 62 personnes, 53 hommes et 9 femmes, possèdent autant que 3,5 milliards de personnes peut durer indéfiniment. La volonté d’imposer la reproduction de la situation et la peur des révoltes se traduisent par la montée de la violence, les répressions et les guerres.

Mais, il y a aussi une autre raison à la situation, c’est la peur de l’apparition d’un nouveau monde. Les nouveaux monstres savent que leur monde est en question ; pour sauvegarder leurs positions et leurs privilèges, ils instrumentalisent la peur de l’avenir, la crainte du bouleversement des sociétés qui va marquer l’avenir.

Le nouveau monde qui tarde à apparaître

Quel est ce nouveau monde qui tarde à apparaître ? Un nouveau monde qui peut faire peur aux nantis et que les mouvements sociaux hésitent à percevoir.

La proposition est d’être attentif aux révolutions en cours. Il y a plusieurs révolutions en cours, mais elles sont inachevées. Et leurs issues sont incertaines. Rien ne permet d’affirmer qu’elles ne seront pas écrasées, déviées ou récupérées. Pour autant, elles bouleversent le monde ; elles sont aussi porteuses d’espoirs et marquent déjà l’avenir et le présent. Ce sont des révolutions de longue période dont les effets s’inscrivent sur plusieurs générations.

Pour illustrer ce propos, partons de cinq révolutions en cours, et qui sont, rappelons le inachevées. Il s’agit de la révolution des droits des femmes ; de la révolution des droits des peuples ; de la révolution écologique ; de la révolution numérique ; de la révolution du peuplement de la planète.

La révolution des droits des femmes est la plus impressionnante. Elle remet en cause des rapports millénaires. Les luttes pour les droits des femmes ont toujours existé. La reconnaissance des droits des femmes a avancé énormément au cours des quarante dernières années. On mesure progressivement les bouleversements qu’elle suscite. Cette révolution est inachevée et entraîne des résistances d’une très grande violence. On le mesure à la violence des réactions de certains Etats à toute idée de la libération des femmes et à la résistance dans toutes les sociétés à la remise en cause du patriarcat. La révolution des droits des femmes a déjà suscité un grand changement dans la stratégie des mouvements ; c’est le refus de subordonner la lutte contre l’oppression des femmes à d’autres luttes. Leur refus de considérer leur revendication comme une contradiction secondaire a été reprise par tous les mouvements et traduit la reconnaissance de la diversité des mouvements sociaux et citoyens.

La révolution des droits des peuples est elle aussi marquante. Elle est inachevée et en prise avec les tentatives de reconfiguration des rapports impérialistes. La deuxième phase de la décolonisation a commencé. La première phase, celle de d’indépendance des Etats a rencontré ses limites. La deuxième phase est celle de la libération des peuples. Elle ouvre sur de nouvelles questions avec les droits des peuples qui prennent différentes appellations ; indigènes, premiers, autochtones. Elles renouvellent la question des identités avec l’irruption des identités multiples comme les a qualifié le poète Edouard Glissant. Elle interpelle le rapport entre les libertés individuelles et les libertés collectives.

La révolution écologique en est à ses débuts. Elle bouleverse déjà la compréhension des transformations et du sens du changement. Elle introduit la notion du temps fini et la notion des limites par rapport à la croissance illimitée. Elle remet en cause toutes les conceptions du développement, de la production et de la consommation. Elle réimpose la discussion sur le rapport de l’espèce humaine à la Nature. Elle interpelle sur les limites de l’écosystème planétaire. La révolution écologique est une révolution philosophique qui bouleverse les certitudes les mieux établies.

La révolution du numérique est une part déterminante d’une nouvelle révolution scientifique et technique, combinée notamment à celle des biotechnologies. Elle ouvre de très fortes contradictions sur les formes de production, de travail et de reproduction. Elle impacte la culture en commençant à bouleverser des domaines aussi vitaux que ceux du langage et de l’écriture. Pour l’instant, la financiarisation a réussi à instrumentaliser les bouleversements du numérique, mais les contradictions restent ouvertes et profondes. La révolution du peuplement de la planète est en gestation. Tous les grands bouleversements historiques ont eu des conséquences sur le peuplement de la planète. L’envisager permet d’éviter de qualifier les questions des migrations et des réfugiés comme une crise migratoire qu’on pourrait isoler et qui finirait par se résorber. Les changements dans le peuplement de la planète prolongent les ruptures précédentes. Celle de l’urbanisation et de l’armature urbaine mondiale avec la multiplication des quartiers précaires. Le changement climatique ne va pas seulement accentuer les migrations environnementales. L’élévation du niveau de la mer pourrait atteindre jusqu’à un mètre d’ici à la fin du siècle. Selon les Nations Unies, 60% des 450 aires urbaines de plus d’un million d’habitants en 2011, – soit quelque 900 millions d’individus – seraient exposées à un risque naturel élevé. La scolarisation des sociétés modifie les flux migratoires. Les diplômés qui partent restent en contact avec leur génération à travers internet. Les autres alimentent les chômeurs diplômés, nouvelle alliance entre les enfants des couches populaires et les enfants des couches moyennes. Les mouvements sociaux tentent d’articuler les luttes pour les droits à la liberté de circulation et d’installation avec celles pour le droit de rester vivre et travailler au pays. Ils vérifient que l’envie de rester est indissociable du droit de partir. La notion même d’identité est interpellée par l’évolution des territoires et par le métissage des cultures.

La nécessaire pensée stratégique

Les mouvements sociaux et citoyens doivent adapter leur stratégie à la nouvelle situation. Toute pensée stratégique se construit sur l’articulation entre l’urgence et la construction d’un projet alternatif. L’urgence, c’est la résistance aux nouveaux monstres. Mais pour résister, un projet alternatif est nécessaire.

Le projet alternatif commence à se dégager. Dès 2009, au Forum social mondial de Belém dont il a été fait mention auparavant, la proposition qui se dégage est celle d’une transition écologique, sociale, démocratique et géopolitique. Cette proposition combine la prise de conscience des grandes contradictions et l’intuition des grandes révolutions inachevées en cours.

Il faut insister sur l’idée de transition qui est souvent utilisée à contre-emploi comme une proposition de temporisation. La proposition de transition ne s’oppose pas à l’idée de révolution, elle est en rupture avec une des conceptions de la révolution, celle du grand soir ; elle inscrit la révolution dans le temps long et discontinu. Elle souligne que de nouveaux rapports sociaux émergent déjà dans le monde actuel, comme les rapports sociaux capitalistes ont émergé, de manière contradictoire et inachevée, dans le monde féodal. Cette conception donne un nouveau sens aux pratiques alternatives qui se cherchent et qui permettent, là aussi de manière inachevée, de préciser et de préparer un projet alternatif.

Une des difficultés de cette période concerne cette articulation entre la résistance et le projet alternatif. La lutte des classes est, sans conteste, l’élément déterminant de la résistance et de la transformation. Encore faut-il redéfinir la nature des classes sociales, de leur rapport et des luttes de classes. Dans la conception dominante des mouvements sociaux, la révolution sociale devait précéder et caractériser les autres révolutions et libérations. L’importance des cinq autres révolutions en cours interpellent la révolution sociale et le retard de la révolution sociale interpelle en retour les autres révolutions.

Il nous faut revenir à l’urgence et à la résistance contre les monstres. Tout en soulignant l’importance et la nécessité de construire un projet alternatif. Il n’est pas secondaire de comprendre comment la peur du nouveau monde agit sur l’apparition des monstres. Prenons un exemple avec un électeur de Trump, classe moyenne, blanc, dans les Etats Unis profond ; quand il regarde autour de lui, il voit que les indiens sont toujours là, que les noirs ne supportent plus le racisme, que les latinos sont de plus en plus nombreux et parfois majoritaires et que les femmes ne veulent pas se laisser faire. Il finit par voir que son Amérique rêvée n’existera plus et il est prêt à prendre ses fusils pour tirer !

En fait, les sociétés résistent plus qu’on ne pense à la droitisation des élites et des médias. On peut le vérifier. En Hongrie, le référendum contre les étrangers n’a pu être validé, car, malgré les pressions, seuls 37% des hongrois-e-s sont allé-e-s voter pour cette consultation. En Pologne, les manifestations massives ont fait reculer ceux qui voulaient interdire tout avortement. En France, deux tiers des français-e-s sont opposé-e-s à l’abrogation des lois pour le mariage pour tous. Un sondage dans 5 pays européens montre que, suivant les pays, 77 à 87% des sondés sont pour renforcer les lois contre les discriminations et que malgré le délire anti-migrants, 55 à 69% des sondés sont favorables à la régularisation des sans-papiers disposant d’un contrat de travail. Un sondage d’Amnesty International dans 27 pays a montré que, malgré les discours anti-réfugiés, dans 20 des 27 pays, plus de 75% des sondés sont en faveur de l’accueil des réfugiés.

Quand elles peuvent s’exprimer, les sociétés sont plus ouvertes et plus tolérantes que ne veulent le faire croire les courants de droite extrême et les médias que les relayent. Mais, cette résistance ne s’affiche pas, ne se traduit pas par une adhésion à un projet progressiste, traduisant ainsi l’absence d’un projet alternatif crédible. C’est moins « la droite » qui triomphe que « la gauche » qui s’effondre.

Il nous faut donc résister, dans l’immédiat, pas à pas, et accepter de s’engager dans le temps long. Cette résistance passe par l’alliance la plus large avec toutes celles et tous ceux, et ils – elles sont nombreux-ses, qui pensent que l’égalité vaut mieux que les inégalités, que les libertés individuelles et collectives doivent être élargies au maximum, que les discriminations conduisent au désastre, que la domination conduit à la guerre, qu’il faut sauvegarder la planète. Cette bataille sur les valeurs passe par la remise en cause de l’hégémonie culturelle du néolibéralisme, du capitalisme et de l’autoritarisme. Nous pouvons démontrer que résister, c’est créer. Pour chacune des révolutions inachevées, à travers les mobilisations et les pratiques alternatives, nous pouvons lutter pour éviter qu’elles ne soient instrumentalisées et ne servent à renforcer le pouvoir d’une élite, ancienne ou nouvelle.

Gustave Massiah - source : Entre les lignes entre les mots

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