Par Frédéric Lordon.
Ainsi donc il va falloir envisager d’agrandir la porcherie… Car deux fameux gorets tapent du groin à la porte.
Au commencement, ils étaient trois petits – les cochons. Grèce, Portugal, Espagne. Et comme il fallait un « I » (pour bien faire PIGS), on eut d’abord l’idée de l’Italie – puisque les crottés sont nécessairement les Méditerranéens. Sauf que ce fut l’Irlande. Et la théorie financière des types et des climats connut un premier accident. La pauvre se prépare des lendemains scientifiques difficiles. Car voici que les Etats-Unis – et bientôt sans doute le Royaume-Uni – commencent à faire parler d’eux. Evénement dans le landerneau des marchés, Standard & Poor’s, le 18 avril, a confirmé le triple-A de la dette souveraine étasunienne, mais en la plaçant sous surveillance négative (outlook negative), avec probabilité d’un tiers d’une dégradation ferme à horizon de deux ans. Se peut-il que la race des seigneurs finisse se roulant dans le purin et poussant grognements ?…
Comme par un effet d’habitat préféré, la finance, culturellement anglo-saxonne, a toujours eu un faible pour ses appartenances. Seule en tout cas une sorte de privilège d’anglo-saxonnité parvenait à rendre compte de certaines distorsions du jugement financier, comme par exemple celle qui cloue le Portugal et l’Espagne au pilori quand la situation objective du Royaume-Uni et des Etats-Unis n’est pas beaucoup plus reluisante (si elle n’est pas plus mauvaise). Les Etats-Unis ont des déficits et des dettes plus dégradés que le Portugal ; l’Espagne, qui est le « meilleur » des quatre (sur la base de ces deux ratios), fait mieux que le Royaume-Uni 1). Seule la croissance met les Anglo-saxons en position avantageuse, et pour cause : les Britanniques, hors de l’UEM (Union économique et monétaire), ont fortement dévalué la livre (presque 30% contre l’euro), quant aux Etats-Unis, en général grands pourvoyeurs d’anathèmes théorico-idéologiques mais à l’usage des autres, eux n’ont pas eu la bêtise de se mettre sur le dos l’invraisemblable carcan des Européens et mènent depuis trois ans une politique économique puissamment expansive avec déficits à gogo et monétisation à peine dissimulée (quoique encore recouverte de l’aimable euphémisme de Quantitative Easing…)
Par un de ces revirements qui font tout son charme, le commentaire financier est passé de l’état d’alarme lundi 18 avril à la grande placidité mardi 19. On lui accordera à la fois que la nouvelle avait en soi de quoi faire de l’effet et que, assez paradoxalement, les marchés y ont réagi avec une grande modération : passé un pic soudain de quelques heures, le rendement des US Treasuries est revenu à son niveau initial, voire un peu en dessous. Pour achever de banaliser l’événement, on rappelle des épisodes antérieurs de mise sous surveillance négative : le Royaume-Uni en mai 2009, avant d’être restauré dans sa « perspective stable » en octobre 2010 (après le premier budget Cameron-Osborne), ou encore les Etats-Unis déjà en 1996, et pour une situation similaire de blocage politique de « cohabitation » à propos du relèvement du plafond de dette autorisée, manière de dire qu’une surveillance négative, on en sort…
Royaume-Uni : impasse totale de politique économique ?
Passé le coup de semonce de l’annonce, aussi bien les opérateurs que les commentateurs de la finance semblent revenir à leur tropisme de « l’habitat préféré » et faire peu de cas d’une « péripétie ». Il ne faudrait cependant pas pousser trop loin la posture de la grande décontraction. Car la comparaison des Etats-Unis 1996 vs. 2011 n’a pas la moindre pertinence (voir partie 2, à venir). Quant au Royaume-Uni, il s’en est passé depuis 2009, et pas dans le sens du mieux – contrairement à ce que penseront spontanément les investisseurs qui obtiennent des gouvernements à peu près tout ce qu’ils veulent. En l’espèce ils auront été servis au-delà de toute espérance avec le budget 2011 dont la dureté est spécialement faite pour leur plaire. Car le Royaume-Uni se donne pour objectif de faire passer le déficit de 11,1% de PIB pour l’année fiscale 2009-2010 à… 1,5% pour 2015-2016 2) et à faire baisser le ratio Dette publique/PIB à partir de 2014-2015 3). On voit d’ici l’ampleur de la contraction. Seule la magie des accommodations purement verbales à base de « rilance » (Christine Lagarde) ou de « budget for growth » (George Osborne) peut faire croire que de la croissance puisse suivre de pareil traitement. Le Royaume-Uni apporte donc son aimable contribution à la coordination dépressionnaire européenne – et en recueillera lui aussi les prévisibles effets : la prévision de croissance britannique pour 2011 a déjà été réduite de 2,1% à 1,7%, à l’image des enlisements de la Grèce et du Portugal dans des restrictions budgétaires identiquement self defeating.
De la particularité inflationniste…
Mais la particularité britannique, car il y en a une, viendra probablement de la politique monétaire, et pas pour le meilleur. Car, singulier au milieu des pays européens, le Royaume-Uni connaît une inflation dont on avait perdu jusqu’au souvenir – et le projet de budget 2011 est bien obligé de faire avec une hypothèse supérieure à 4% voire atteignant 5%. Il est vrai que le budget précédent n’a pas aidé en cette matière en faisant passer le taux standard de TVA de 17,5% à 20% – dont les effets en termes de recette fiscale nette n’ont d’ailleurs rien d’évident si l’augmentation de taux est dominée par la contraction de la base qui en résultera du fait de la baisse de la consommation. Mais l’inflation britannique a aussi pour origine la dépréciation de la livre. Disons tout de suite que sans ce degré de liberté les dégâts auraient été plus considérables encore dans une économie où le chancre de la finance a pris les proportions qu’on sait (le Royaume-Uni fait partie de ces « cas » où le total des actifs bancaires dépasse tout de même les 400% du PIB – mieux que l’Irlande…), et où la crise était vouée à produire les effets les plus violents – de fait : presque 5% de contraction du PIB en 2009.
Si, toutes choses égales par ailleurs, la dépréciation de la livre était plus que bienvenue (et sans doute regardée avec envie par les pays de la zone euro, coincés dans leurs parités irrévocablement fixes), elle n’a pas pour autant produit de miracles. Alors même qu’elle s’effondre dans la récession, l’économie britannique continue d’enregistrer un déficit de sa balance courante de 1,7% du PIB en 2009, qui se creuse à 2,5% en 2010 avec la reprise de croissance, si faiblarde soit-elle (1,4%) – rappelons à cette occasion qu’on nous bassine avec l’épouvantable déclin de la compétitivité française… dont la balance courante se compare avantageusement avec son homologue britannique (1,9 point de PIB de déficit en 2009, mais 2,1 en 2010 avec une croissance supérieure) ; on ne se souvient pas non plus avoir entendu de prophéties apocalyptiques à propos de l’économie anglaise quand celle-ci naviguait entre 2,5% et 3,5% de déficit courant dans les années 2005-2007, pour ne rien dire des Etats-Unis eux entre 4,5% et 6% 4)… ; se peut-il que les hurlements à la compétitivité répondent davantage à quelque agenda intéressé qu’à des comparaisons statistiques en fait peu inquiétantes ?…
… à la paralysie complète de la politique économique.
Toujours est-il que, sans gain très spectaculaire de croissance, la dépréciation de la livre contribue à l’inflation (importée). Or, avec une sorte de norme implicite des banquiers centraux autour de 2%, la Bank of England ne pourra pas rester très longtemps sans réagir face à une inflation comprise entre 4% et 5%. Une succulente ironie veut que ce sont les marchés eux-mêmes qui la conduiront à faire mouvement, au nom de la sacro-sainte « crédibilité » dont il faut rappeler que, sans contenu substantiel a priori, elle ne reçoit pas d’autre sens que « faire ce qui convient pour obtenir l’approbation des investisseurs ». Et les investisseurs n’aiment pas l’inflation, qui entraîne des pertes de valeur réelle des patrimoines – c’est pourquoi d’ailleurs il est toujours particulièrement écœurant d’entendre Jean-Claude Trichet se prévaloir de la défense des petites gens pour justifier les resserrements anti-inflationnistes de la politique monétaire européenne quand l’inflation a toujours érodé le patrimoine de ceux qui en ont et aidé ceux qui n’en ont pas à s’en constituer un grâce à la dévalorisation réelle de leur dette 5).
Les investisseurs n’aiment pas l’inflation mais il y a plein d’autres choses qu’ils n’aiment pas non plus. Comme le manque de croissance qui n’aide pas au rétablissement des ratios Dette/PIB. Voilà donc que la situation britannique s’annonce périlleuse car si à la restriction budgétaire forcenée s’ajoute le resserrement de la politique monétaire, sans doute l’inflation rentrera-t-elle dans les clous mais il est à peu près impossible que toute croissance y survive. Il est utile de garder en tête en effet que si les économies développées n’ont pas (encore) pris le chemin de la Grande Dépression à l’image de l’enchaînement des années trente, elles ne le doivent qu’à des politiques budgétaires d’abord très contracycliques – celles-là même qui, oui, ont donné les dettes que l’on sait – et à des politiques monétaires de taux quasi-nuls tous (grands) pays confondus. Mais il ne faut pas rêver : le miracle ne persiste pas ôtées les conditions du miracle (qui n’en est donc pas un). Les politiques économiques ne vont pas tarder à le découvrir à mesure qu’elles passent en mode de plus en plus restrictif et qu’elles ferment les uns après les autres les degrés de liberté qui ont au moins permis la surnatation. La contraction budgétaire coordonnée à une échelle inédite est déjà très suffisante en soi pour causer des désastres à horizon de dix-huit mois. Mais si certains se sentent au surplus d’y ajouter la restriction monétaire, après tout pourquoi pas ? On a le droit aux paris un peu joueurs, de toute façon quand ça perd ce sont les populations qui règlent – en l’occurrence l’« addition » promet quand même d’être salée.
Résumons-nous : les politiques économiques ne veulent plus que ce que les marchés veulent, mais les marchés veulent trop de choses et finalement ne savent plus quoi à force de vouloir une chose et son contraire. C’est pourquoi ils peuvent ordonner ceci un jour et puis le lendemain cela qui en est l’exact opposé. Moody’s en 2010 n’a-t-elle pas exhorté le Portugal à l’austérité… puis menacé le Portugal pour cause de croissance insuffisante ? Voilà le maître que les gouvernements dits souverains ont élu, voilà de qui ils sont devenus les marionnettes et dont ils ont « décidé » qu’ils épouseraient toutes les foucades comme autant d’imprescriptibles injonctions ; on leur souhaite donc bon courage – et à nous aussi par la même occasion. Dans cet ordre d’idée le Royaume-Uni – disons Nuf Nuf – va connaître sa douleur. Car sous le coup de la double restriction, budgétaire et monétaire, le ratio Dette/PIB n’est pas près de décroître gentiment comme le veut le projet de budget de 2011 – et George Osborne commence à faire bizarrement « oink » toutes les deux phrases et à sentir pas bon.
Les Etats-Unis, porcorum imperator.
Nuf Nuf est sans doute une belle bête, mais il y a aussi Nof Nof (si l’on veut), alias les Etats-Unis, le bestiau à concours. Celui-là, si on le laisse à ses tendances gorettes il va nous faire un malheur. Pour l’instant tout semble aller bien, l’animal ne sent pas la rose mais il est encore présentable. Rappelons tout de même que « aller bien » (ou mal) est un état de fait entièrement asserté par les marchés financiers – n’importe quel pays avec les mêmes paramètres que les Etats-Unis serait déclaré aller mal ; et, déclaré « aller mal », irait mal pour de bon : car un pays jugé mal portant est aussitôt l’objet d’attaques spéculatives qui le poussent pour de bon dans la mal-portance avérée. La pauvre Grèce qui n’était pas en forme reluisante début 2010, mais loin de l’article de la mort, y est fatalement tombée du simple fait des taux d’intérêt ahurissants que lui ont faits des marchés de capitaux décidés à la trouver mourante – et à la rendre effectivement telle ! Car là où, à taux constants, il y avait un chemin de restauration de la solvabilité tout à fait praticable, il n’y a soudain eu plus rien du tout, juste l’enchaînement fatal : bail-out, austérité auto-destructrice, et bientôt défaut au moins partiel.
Même pour les Etats-Unis cependant, 10% de déficit budgétaire persistant et une dette qui va l’amble de 62,7% en 2007 à 102,9% annoncés pour 2012 6), c’était beaucoup solliciter les indulgences du club et les critères de l’« aller bien ». Et donc Standard & Poor’s. Bien sûr, le marché de titres souverains le plus vaste et le plus liquide du monde, le privilège monétaire de la devise-clé, l’inversion caractéristique du rapport de force qui s’est opéré entre le débiteur et ses créanciers (qu’on pense à la position de la banque centrale et du fonds souverain chinois, gavés de dollars et comme forcés d’en reprendre pour que tout ne s’écroule pas) offrent autant de raisons objectives à ce que la marge d’élasticité des finances publiques étasuniennes soit plus grande que pour n’importe qui d’autre – et partant pour qu’un « événement » comme l’outlook negative du 18 avril soit plus facilement absorbé. Mais le tableau d’ensemble commence à sentir la cour de ferme – et encore Standard & Poor’s n’en livre-t-elle pas tous les éléments.
L’immobilier commercial.
Certes l’agence rappelle quelques-uns des impédiments avec lesquels les finances publiques étasuniennes auront à compter. Notamment la facture du sauvetage de Fannie et Freddie, vaste benne à ordure hypothécaire mise à disposition du secteur bancaire privé au frais des contribuables pour le soulager de ses actifs immobiliers dévalorisés – c’est que, lointaine dans les esprits, la crise des subprimes continue, avec un marché immobilier toujours écroulé, par conséquent des situations d’equity negative 7) aussi fréquentes et des taux de défauts des ménages aussi haut. Mais l’immobilier résidentiel n’est pas seul en cause et quoique moins visible, l’immobilier commercial se porte presque aussi mal. Lui également a donné lieu à ces subtiles opérations dont la finance structurée a le secret et notamment à la dispersion des risques de crédit dans des actifs titrisés spécifiques, les CMBS (Commercial Mortgage Backed Securities), devenus tous plus navrants les uns que les autres. 1400 milliards de dollars de ces jolies choses viennent à échéance d’ici 2014 et d’une si belle qualité qu’un rapport du Congressional Oversight Panel de 2010 estime à 300 milliards de dollars la paume possible. Ce qui ne devrait pas aider le secteur bancaire à aller mieux, ni encore moins Fannie et Freddie, à concurrence du volume de déchet qu’elles auront pour mission de reprendre. L’une comme l’autre sont déjà depuis 2008 en état d’insolvabilité technique – ce qui n’a jamais causé la mort de personne pourvu que la liquidité soit maintenue : en l’occurrence elle l’est, et le sera quoi qu’il arrive, sur ordre du gouvernement et aux bons soins de la Réserve Fédérale, qui jamais au grand jamais ne les laisseront tomber. Mais tout de même : cette affaire ne pourra pas durer indéfiniment et il faudra bien envisager le retour des deux agences à l’état d’institutions financières « normales », c’est-à-dire adéquatement recapitalisées (au minimum sous la norme d’un ratio de fonds propres Bâle III de 7%). Le coût total de cette remise à flot pourrait atteindre, dixit Standard & Poor’s les 700 milliards de dollars, soit 2,5 points de PIB en plus du point qui leur a déjà été consacré jusqu’ici…
Les finances locales.
Mais il n’y a pas que l’immobilier commercial – dont l’Etat aura à éponger, au moins pour une part, les menus dégâts. Il y a également les finances locales. Une juste comparaison avec les finances publiques européennes exigerait d’être faite à périmètre équivalent, c’est-à-dire en consolidant dette fédérale et dettes locales. Or ces dernières totalisent 21 points de PIB en 2010 – à ajouter aux 70 points de la première, soit 91 points de PIB au final. Et c’est peu dire que les collectivités locales (municipalités, comtés mais surtout Etats fédérés) vont mal. L’équilibre des Etats n’a été assuré qu’à l’aide des transferts du stimulus package (780 milliards de dollars au total) de 2009-2010. Mais celui-ci consommé, et non renouvelé, les Etats sont rendus à l’effondrement de leurs recettes fiscales, aussi déclarent-ils les uns après les autres leurs impasses 8)… et les extravagants moyens que certains envisagent pour les réduire – à la façon du désormais célèbre gouverneur du Wisconsin.
Les pensions.
Enfin (?), il y a les pensions. Car chose étonnante, au pays des fonds de pension, il y a aussi des problèmes de financement des retraites – inouï ! En effet les caisses de retraite capitalisée des fonctionnaires de l’Etat fédéral seraient sous-capitalisées à hauteur de… 3300 milliards de dollars, auxquels il faudrait ajouter 574 milliards de dollars pour les caisses des fonctionnaires locaux (comtés, Etats fédérés) 9). Bien sûr toutes ces entités sont formellement distinctes de l’Etat fédéral, qui plus est assurées par le PBGC (Pension Benefits Guaranty Corporation). Mais cette dernière a des ressources tragiquement insuffisantes pour faire face à une telle marée financière, d’autant plus que la crise a conduit l’administration Obama à suspendre l’application du Pension Protection Act de 2006 qui pénalisait en sur-cotisations les entreprises dont les engagements actuariels de pension n’étaient pas intégralement financés. Il est tout à fait évident que l’Etat ne pourrait se désintéresser du naufrage de la PBGC (qui a d’ailleurs le statut d’agence gouvernementale) et que les passifs non couverts lui écherront en dernier recours (quand bien même on aura auparavant tout fait pour les minimiser par la réduction à peau de chagrin des pensions versées).
Le temps des marchés contre le temps de la politique économique.
Tout ceci commence à faire beaucoup, ce qui signifie à la fois que les pressions venues de la finance pour l’ajustement de la dette étasunienne ne font que commencer… et que, comme pour les autres pays, celles-ci se manifestent au plus mauvais moment, c’est-à-dire en un point du cycle où toute restriction est davantage promise à maintenir les déficits qu’à les réduire – et partant à faire croître le ratio de dette plutôt qu’à le stabiliser. Comme tout le monde, les Etats-Unis pourraient donc bientôt se retrouver face au choix tout à fait enviable d’aller plus mal par restriction forcée ou bien d’aller plus mal de voir ses taux d’intérêt remonter (pour avoir tâché d’éviter d’aller plus mal…) Toute la question est donc de savoir si la politique économique étasunienne parviendra, sous la double pression des marchés financiers et du Congrès républicain, à se tenir à une stratégie intertemporelle optimale dans laquelle l’ajustement des finances publiques n’est engagé qu’une fois la croissance bien réinstallée – et les mesures de relance fermement maintenues jusqu’à ce qu’il en soit ainsi.
La perspective de la fermeture du programme d’achat de bons du Trésor dit QE2 (Quantitative Easing, 2ème phase) de la Réserve Fédérale laisse déjà augurer par elle-même une remontée des taux d’intérêt des Treasuries. La banque centrale étasunienne y aura tout de même consacré 600 milliards de dollars depuis novembre 2010 et largement contribué à contenir le coût de financement de l’un des plus gros déficits des économies développées – il faut croire que la monétisation n’a pas que des tares. Mais QE2 vient à échéance en juin et la question se pose de savoir ce que vont devenir les taux d’intérêt quand la Réserve Fédérale ne sera plus là pour enfourner des quantités massives de bons du Trésor – évidemment remonter, mais au mauvais moment, et surtout : de combien ? Heureusement, et pour toutes les divisons que fait naître au sein de la Réserve Fédérale ses positions, Ben Bernanke semble décidé à poursuivre la stimulation monétaire, fût-ce par des moyens réduits, notamment en réinvestissant en bons du Trésor les titres entrés dans son portefeuille depuis le début de la crise et qui viennent à échéance (comme les actifs hypothécaires titrisés ayant fait l’objet de prises fermes dans les divers programmes de liquidité offerts aux banques en décapilotade) – il pourrait y en avoir pour 17 milliards de dollars par mois 10).
La politique prise en main par les agences.
Mais une bonne stratégie intertemporelle, en politique économique comme en n’importe quelle autre matière, est une affaire de patience, c’est-à-dire de tolérance à des inconvénients transitoires. Or, si l’on autorise cette aimable litote, la patience n’est pas le fort des marchés à qui la propriété de liquidité a donné l’habitude des ajustements instantanés et de la satisfaction immédiate du désir patrimonial. Avec parfois l’ombre d’un doute, tel qu’il se manifeste dans les invraisemblables revirements par lesquels les marchés en viennent à reprocher aux gouvernements les effets de ce qu’ils les ont forcés à appliquer… Pour l’heure en tout cas, la finance, dont les agences sont en quelque sorte la voix, a pris son parti – on sait lequel il est. Or cette prise de parti, loin d’être la seule expression d’une opinion comme feignent de le croire les agences (qui s’abritent systématiquement derrière le premier amendement (freedom of speech) de la Constitution étasunienne pour ne jamais encourir la moindre conséquence des inénarrables boulettes qu’elles commettent à répétition), cette prise de parti, donc, est un acte d’immixtion politique qui ne prend même plus la peine de se cacher.
Sous ce rapport, la lecture de la note de Standard & Poor’s est des plus édifiantes 11). Il y est presque exclusivement question des péripéties parlementaires qui voient s’affronter le plan Obama et le plan Ryan… l’un et l’autre bien d’accord sur l’objectif d’une réduction de déficit cumulé de 4 trillions de dollars à horizon de dix ans, mais toujours divergents quant aux moyens d’y parvenir. Et la note entière n’est qu’une grande exhortation à sortir de ces stériles querelles pour enfin « régler le problème » raison revenue et tous enfantillages mis à part. Voilà donc finalement quel était l’objectif de Standard : peser directement sur le processus politique et, par un coup de cymbales, mettre un terme aux tergiversations et forcer l’accord bipartisan – puisque les Etats-Unis sont en situation de cohabitation.
La palabre parlementaire, ses longueurs, ses atermoiements, tout ça énerve la finance. La démocratie est dispensable puisqu’on sait déjà très bien ce qu’il faut faire – il n’y a qu’à le faire ! Des épisodes tels que celui du 18 avril, mais on en trouverait centaines d’équivalents, ont au moins le mérite de faire percevoir distinctement à quel degré intense la finance fait de la politique : elle se pose en tiers intrus au contrat social, y impose ses réquisits au point d’évincer ceux du peuple, pour finir à la limite par s’ériger en corps politique de substitution – comme en témoignent assez les politiques publiques désormais implicitement ou explicitement (la réforme des retraites !) agencées pour son seul bon plaisir (« conserver à la France son AAA… ») On aurait grand tort de voir là une regrettable mais réversible dérive de la finance – on se demande d’ailleurs what on earth pourrait la convaincre de renoncer aux formidables conquêtes que lui a permis un rapport de force (structurellement armé) ultra-favorable. Sauf miraculeux accès de sainteté, on n’a jamais vu groupe de puissance abandonner de lui-même ses ressources de pouvoir. Le plus caractéristique dans le cas présent tient à l’objectif de l’accord bipartisan poursuivi par les agences, objectif de l’extinction du dissensus politique (trop générateur d’instabilité), de la cessation du conflit des opinions (toujours susceptible de faire renaître des idées indésirables), bref de la négation même de la démocratie en tant qu’elle est essentiellement controversée… et par là source d’incertitude. L’idéal de la finance est unanimitaire : que le peuple se range comme un seul homme ! – derrière les « bonnes » idées bien sûr.
Là encore il ne devrait pas y avoir matière à être surpris, car cette expérience est vieille comme la tutelle des marchés de capitaux sur les politiques économiques. La cahotante désinflation compétitive de feu Pierre Bérégovoy en avait déjà fait l’expérience, souffrant des taux d’intérêt chaque fois que renaissaient les mises en cause du « Franc fort », au point d’ailleurs que, dans une sorte de comble de la soumission incorporée, Michel Rocard, alors premier ministre était allé jusqu’à déclarer que les critiques publiques de la politique économique, à la face des marchés, et en tant qu’elles étaient susceptibles de les alarmer (et de faire remonter les taux d’intérêt) étaient assimilables à une « trahison » – mais tous ces gens ont depuis belle lurette oublié leur contribution historique à l’installation du monde présent, la leur rappellerait-on qu’ils la dénieraient avec la dernière énergie, et pour se refaire la cerise parlent désormais des agissements de la finance comme d’un « crime contre l’humanité » 12)…
(A suivre)
Notes :