G20-G8, ou la passion des faux problèmes.

Par Frédéric Lordon.

On ne pourra pas dire que le G20-G8 n’a pas d’idées : il en a au moins deux. Une idée théorique (variable) et une idée pratique (fixe). Une idée théorique affichée pour mieux dissimuler l’idée pratique inavouée. À vrai dire, l’idée pratique n’est pas neuve, elle est maintenant d’un robuste classicisme et comme une marque de fabrique en train de se patiner : tout faire pour ne rien avoir à faire – contre la déréglementation financière – et envoyer des leurres en tous sens. C’est simplement l’idée théorique – le leurre – dont elle se sert comme d’un paravent qui est régulièrement renouvelée, sans doute pour éviter la lassitude du public et mieux donner l’air de la grande activité. Quelques effets d’apprentissage suffisent pour se faire à l’idée que les « sujets » poussés sur le devant de la scène du G20-G8 sont claironnés en exacte proportion de ce qu’ils sont inoffensifs. En 2009, l’« idée théorique » veut que bonus et paradis fiscaux soient coupables de tout. On annonce de terribles représailles. Que la réalité accompagne le fantasme n’a jamais été le souci dominant de M. Sarkozy : il suffit que les choses soient dites. Au demeurant, tous ses collègues jugent également opportun le double choix et de la voie de garage et de ne la parcourir qu’en mots… En 2010, place à la « guerre des monnaies » – et il faudrait être vraiment mauvais coucheur pour ne pas être d’accord avec le G20 qui aime la paix. L’année 2011 connaît un raffinement certain du « modèle ». Le principe général de ne rien faire est évidemment maintenu – c’est tout de même l’idée ! –, son opérationnalisation sous la forme d’un sujet bien périphérique a abondamment fait ses preuves, on n’en changera donc pas, mais cette année un réel effort est fait pour promener le public encore plus loin que d’habitude. En 2011, la « théorie » propose : « excès de liquidité » et « déséquilibres globaux » (global imbalances). Triple bénéfice d’une posture avantageuse mêlant la technicité et la hauteur de vue – les « déséquilibres globaux » présentent tout de même autrement mieux que ces petites histoires crapoteuses de listings et de paradis fiscaux –, de l’affichage d’un objectif de « rééquilibrage global » rigoureusement inatteignable, et (par conséquent) de la certitude d’une diversion sans espoir aucun de se refermer jamais !

Pourquoi y a-t-il des bulles (et puis des crises) ? Réponse G20-G8 : parce qu’il y a excès des liquidités déversées sur les marchés. Mais au fait, d’où viennent ces liquidités en excès qui, par bulles et crises interposées, font parfois un peu dérailler la mondialisation ? Eh bien… de la mondialisation même ! C’est là qu’est l’os.

La politique monétaire de la Réserve Fédérale ?

Dans l’élégante chorégraphie des Retournés – comprendre : tous les valeureux qui, ayant chanté les louanges du système pendant deux décennies, ont assisté médusés à son effondrement et compris qu’il était temps d’en dire rétrospectivement un peu de mal s’ils voulaient survivre au ridicule – le passage brutal du Greenspan-licking au Greenspan-bashing aura été un morceau de bravoure. Car les mêmes qui s’étaient pâmés si longtemps à célébrer l’homme-qui-parle-à-l’oreille-des-marchés n’ont rien trouvé de mieux que d’en faire immédiatement leur tête de turc, conformément d’ailleurs à un réflexe type de la pensée libérale qui cherche des coupables pour mieux éviter de mettre en question les structures. Dans la galerie des affreux, Kerviel, trop grossièrement crapuleux, a été laissé aux journalistes, mais Greenspan, un banquier central tout de même, voilà qui permettait de se mettre du bon côté du doigt accusateur tout en conservant la hauteur de vue du discours de « la politique monétaire ». Le génie aussitôt transmuté à l’état de cloche est donc passé du pinacle au pilori au motif que sa politique économique, elle-même révisée de « brillante » à « nulle », était déclarée responsable de tout, notamment de « l’excès de liquidité » – qui fait les bulles.

Mais c’était ne pas voir d’abord que la politique monétaire étasunienne, loin d’avoir la souveraineté qu’on lui a spontanément prêtée était bien plutôt à l’état d’automate asservi, et contrainte de créer un environnement de crédit susceptible de soutenir à tout prix la dépense des ménages quand le revenu de ces derniers était comprimé par toutes les tendances structurelles – actionnariales et concurrentielles – de la « mondialisation » même. C’était ne pas voir non plus combien la relance monétaire permanente était devenue la seule solution disponible pour éponger les crises successives d’une finance spéculative congénitalement instable depuis que toutes les forces en ont été libérées par… la mondialisation. Si bien que le rattrapage de chaque crise préparait immanquablement la suivante, le flot de liquidité ayant pour seul tâche d’identifier le nouveau compartiment de marché où aller reprendre la nouba : marchés émergents, valeurs technologiques, produits dérivés de crédits immobiliers, etc. Pour hors-norme que soit la crise ouverte depuis 2007, elle n’a pas été traitée par d’autres moyens – avec pour seule perspective, la reconduction à terme des mêmes effets…

Mais c’est que la contradiction est logée au cœur même de la mondialisation financière : le système bancaire privé continue de devoir être porté à bout de bras par les banques centrales, la chose est spécialement vraie des banques grecques, espagnoles, irlandaises et portugaises (qui à elle seules absorbent actuellement les deux tiers des concours de liquidités de la Banque centrale européenne…) ; quant aux Etats-Unis ça n’est pas pour rien que depuis 2008 la Réserve fédérale a vu son passif multiplié par deux… Ce sont les crises financières mêmes qui forcent les réponses de la politique monétaire vouées à reproduire les crises – et ceci du fait du maintien obstiné des structures de la libéralisation financière. Supposé le retour à la normale, rien ne permet de penser que les conditions monétaires faites à la finance privée deviendraient sensiblement plus restrictives. Sans doute, comme après chaque grande « ouverture des vannes », les taux d’intérêt remonteraient-ils graduellement à des niveaux moins inhabituels, mais pas au point de menacer sérieusement la profitabilité des institutions financières.

Car, sans en être des rouages totalement asservis, et conservant une certaine autonomie formelle, les banques centrales actuelles n’en sont pas moins parties au complexe d’ensemble du capital financier : elles en défendent les structures, tiennent la libéralisation des marchés de capitaux pour une évidence doublée d’une vertu, se sont systématiquement opposées aux tentatives même modestes d’en limiter l’étendue, ont conduit depuis le milieu des années 1980 des politiques anti-inflationnistes et pressé sans relâche les gouvernements à l’orthodoxie des finances publiques, c’est-à-dire fait basculer la monnaie-finance dans ce que Keynes appelait un « régime de créanciers », enfin se sont posées à chaque crise comme la Providence seule capable de sauver le système… et de le faire repartir pour un tour. En définitive, les banques centrales n’entrent avec la finance privée que dans des conflits secondaires et lorsque cette dernière, aveuglée par ses intérêts les plus bornés, en vient à faire sauter le système qui fait pourtant sa prospérité. Plaise au ciel donc, si les bénéficiaires immédiats du système sont trop bêtes pour ne pas menacer de ruiner le système, qu’il se trouve dans le paysage un agent plus rationnel et plus puissant qu’eux pour prendre le point de vue du système lui-même et veiller à sa conservation…

Des taux d’intérêt dédoublés pour asphyxier la finance.

Rouages particuliers, jouant certes leur partition à elles hors de toute « commande » formelle, mais néanmoins en conformité avec les réquisits supérieurs de l’ensemble, les banques centrales sont donc spécialement mal placées pour entrer dans une stratégie d’attrition de la finance par restriction de la liquidité. Elles le sont d’autant plus que leur seul instrument en cette matière, le relèvement des taux d’intérêt, auraient des effets collatéraux catastrophiques sur l’économie réelle – qui n’y est pour rien ! Est-il pour autant certain, abstraitement parlant, que les banques centrales ne puissent rien en cette matière ? Non, pourvu du moins qu’elles se dotent des outils adéquats. Il est bien vrai que les banques centrales, à supposer qu’elles le veuillent – clause d’importance… –, se trouveraient prises dans un conflit d’objectifs lié au fait de vouloir poursuivre deux finalités contradictoires (la stabilité financière et la croissance économique) avec un seul instrument (le taux d’intérêt). Quitte à ré-enfoncer un clou déjà tapé, on pourrait suggérer à nouveau 1) de résoudre assez simplement ce conflit par rétablissement de la parité entre les objectifs et les instruments, plus précisément en envisageant un système de taux d’intérêt dédoublés, dont l’un, disons le taux d’intérêt « productif » ou « économique » serait réservé au refinancement des crédits dirigés vers les agents de l’économie réelle, et l’autre, le taux d’intérêt « spéculatif » s’appliquerait au refinancement des crédits dirigés vers les opérations financières. Faire le départ de ces deux sortes d’opération est largement à la portée de l’appareil statistique de la banque centrale qui collige tous les documents comptables bancaires, les banques de second rang étant alors refinancées à un coût global formé au prorata de leurs diverses catégories de crédit. Rien n’interdirait plus de pouvoir tenir le coût du crédit à l’économie au niveau le meilleur pour un objectif composite de croissance et d’inflation (des biens et services) et d’élever aussi haut qu’on veut le taux d’intérêt « spéculatif » pour affamer les marchés de capitaux et tuer l’inflation des actifs financiers – et elle seule.

Deux objections surgissent immédiatement. En premier lieu, le crédit n’est pas le seul carburant des marchés – où se déversent également toutes les épargnes collectées par les diverses catégories d’investisseurs institutionnels. Mais enfin nul n’a jamais cru à la silver bullet, cette unique balle en argent tueuse à coup sûr du vampire, et c’est un arsenal qu’il faut déployer pour en finir avec la libéralisation financière 2) : gagner sur la part « crédit » du flot global qui alimente les marchés ne fera sans doute pas tout, mais ce sera déjà quelque chose. On dira ensuite que l’abattement de toutes les frontières de la finance autorise des liquidités créées à l’autre bout du monde, par une banque centrale qui ne l’entendrait pas de cette oreille, à venir s’investir sans restriction sur nos marchés (ou « nos » renvoie à la circonscription qu’on voudra : celle d’un marché national ou d’un marché régional). Il faut donc redire que, sauf à poursuivre la chimère d’une re-régulation financière globale (à l’échelle de la planète) et qui ne serait pas qu’un inoffensif filet d’eau tiède (à l’image des misérables proposition du comité de Bâle), la re-régulation « sérieuse » ne s’envisage qu’à l’échelle régionale… c’est-à-dire dûment complétée par un appareil de protections adéquates (sous la forme de stricts contrôles des mouvements de capitaux et des filiales d’institutions financières non résidentes autorisées à opérer) pour désarmer les stratégies d’« arbitrage réglementaire » 3) et parer à la contamination par une finance du dehors qui sera restée à l’état sauvage – c’est-à-dire à l’état actuel.

Il reste que l’idée des taux d’intérêt dédoublés aurait de quoi intéresser même les banquiers centraux d’aujourd’hui, pas spécialement ravis de se trouver pris en otage par le secteur bancaire privé qui lui force la main à son secours en situation de crise grave. Mais l’inconséquence n’est pas la chose du monde la moins partagée, et les banques centrales qui ne veulent pas se trouver tous les quatre matins en situation de prêteur en dernier ressort contraint ne veulent pas non plus des outils qui leur permettraient d’éviter de l’être…

Les excédents des Émergents, entre souvenir de la mondialisation passée et effets de la mondialisation présente.

Mais l’excès de liquidités a-t-on dit n’est pas le fait que des banques centrales. D’où vient-il alors ? Si l’on met de côté la collecte ordinaire des épargnes dans les pays du Nord, dont les volumes globaux n’ont pas significativement varié en moyenne période, l’explosion des accumulations de liquidités réinvesties sur les marchés est venue pour l’essentiel de la polarisation des soldes commerciaux, au profit des pays émergents… et comme un pur produit des tendances présentes de la mondialisation. C’est ici que la scène du G20-G8 prend l’allure d’une foire aux intérêts particuliers – mais tous bien fondés !

Car les pays du Nord auront du mal à venir faire la leçon aux Émergents pour avoir accumulé de colossales réserves de change – dont on imagine mal qu’elles puissent rester oisives, et qui, cherchant logiquement à s’employer, reviennent se déverser sur les marchés de capitaux. On leur fera en effet difficilement la leçon car, permises par leurs excédents commerciaux, ces accumulations de réserves sont aussi marquées de la mémoire cuisante des crises de 1997-1998, et ont été délibérément constituées pour faire face à l’éventualité de nouvelles attaques spéculatives. C’est que ces pays (Thaïlande, Corée, Hong Kong, mais aussi Brésil, Russie, etc.) ont eu à connaître de près les joies de la mondialisation financière et se souviennent encore des désastres qui avaient suivi des retournements brutaux de la hot money, flots de capitaux courts, exclusivement spéculatifs, qui les avaient fuis avec le même excès qu’ils avaient mis à les investir. L’élévation fulgurante des taux d’intérêt rendue nécessaire pour défendre des parités en plein effondrement avait ruiné leur croissance, et c’est précisément pour se prémunir contre ce genre de nuisance que ces pays ont fait le choix d’amasser des réserves, seul moyen de soutenir avec quelque chance de succès une guerre spéculative sur le marché des changes.

Pour des économies durablement marquées par de tels événements, les seules solutions rationnelles consistent soit en une suspension ad hoc des règles de la mondialisation financière, par exemple au travers de dispositifs de contrôle des flux entrants – et c’est bien l’option choisie notamment par le Brésil, qui voit de nouveau affluer des capitaux fuyant les marchés sinistrés du Nord… mais toujours susceptibles de repartir aussi soudainement qu’ils sont entrés –, soit s’armer préventivement pour cogner une spéculation capable des revirements les plus brutaux. Les G20-G8 pourront tenter de négocier tout ce qu’ils voudront : les échaudés ne se laisseront pas avoir deux fois.

Et puis il y a la Chine. En matière d’excédents commerciaux et de recyclage de réserves accumulées, le fait est qu’elle se pose un peu là. Cependant, ici encore on voit mal les effets possibles de la supplication. Lui demander de moins exporter ? Mais elle a vitalement besoin d’un taux de croissance très élevé pour tenter de « tenir » par le développement matériel un territoire immense sur lequel le contrôle politique devient de plus en plus difficile ; et, en l’absence des institutions (notamment salariales) d’un authentique marché intérieur, ce seront les exportations qui, pour un moment encore, feront le travail. Mais l’ironie goûteuse de cette affaire chinoise vient tout de même des lamentations de ceux qui ont crée eux-mêmes les raisons de se lamenter : il ne faut pas s’étonner en effet que la Chine amasse de colossaux excédents quand les dogmes du libre-échange et de la concurrence non distordue ont installé les conditions de l’échange le plus distordu possible entre économies à standards socio-productifs parfaitement inégaux. Le G20-G8 veut s’attaquer aux « déséquilibres globaux » ? Qu’il commence donc par envisager quelques mesures protectionnistes tempérées et bien ciblées qui viendraient corriger les phénoménales distorsions sociales et environnementales que le commerce international laisse proliférer au nom du « libre-échange » – mais autant rêver Noël en juin. À défaut, attendons avec stoïcisme que le processus de constitution du marché intérieur et de montée en gamme de l’industrie chinoise résorbe de lui-même les excédents – plus que deux ou trois petites décennies, courage.

Mieux oublier la re-régulation financière.

Entre les excès de liquidité imputables aux banques centrales – et que celles-ci ne corrigeront pas de sitôt faute d’en avoir et les instruments appropriés et la volonté réelle –, ceux auxquels les échaudés des précédentes crises financières ne renonceront pas plus facilement, et le tranquille quiétisme qui nous abandonne à la dynamique longue du système socio-productif chinois, la résorption des global imbalances n’est pas pour demain. Et – du point de vue du G20 en tout cas – c’est tant mieux ! Car tout le temps que ça dure, on a au moins des raisons d’en parler, c’est-à-dire de ne pas parler d’autre chose. On n’allait pas tenir cent-sept ans les populations avec ces histoires de paradis fiscaux, mais la guerre des monnaies, le nouveau Bretton Woods (sans espoir) ou la correction des déséquilibres globaux, voilà qui est parfait pour occuper les esprits un moment. Et les dissuader surtout de se souvenir que les excès de carburant ne font de dégât que s’il y a un moteur pour les absorber et tourner en sur-régime. Le moteur ce sont les structures de la finance libéralisée. Celles dont le G20 a accepté de parler en 2008-2009 – là, ça aurait été un peu gros de faire l’impasse… – mais qu’il s’est aussitôt empressé d’oublier. De ce point de vue, l’inertie européenne est tout à fait impressionnante – et l’inertie française plus encore si on la met en rapport avec les propos martiaux qui annonçaient l’arraisonnement définitif de la finance depuis Toulon. À part un projet de directive sur les fonds d’investissement (hedge funds et private equity) d’une parfaite innocuité et un peu de meccano institutionnel pour créer des régulateurs spécifiques (assurances, marchés de capitaux, banques) mais sans stratégie de régulation mordante ni pouvoirs réels : rien !

Le paradoxe veut que les intentions les plus consistantes de re-régulation financière viennent finalement des Etats-Unis, intentions seulement cependant, car, pour volumineux qu’il soit, le texte du Dodd-Frank Act, n’a en l’état aucune portée opérationnelle. Sa transcription en directives précises est laissée au bon soin des diverses agences parties au dispositif global de régulation (Fed, SEC, CFTC, etc.)… mais à des horizons qui, pour certaines de ses dispositions peuvent aller jusqu’à 2019. Entre temps, on peut compter sur le zèle combiné du lobby de la finance et des Républicains libéraux pour vider le texte de sa substance, avec d’ailleurs pour principal motif de leur lamento que les dispositions étasuniennes sont bien plus contraignantes que celles de la régulation (?) européenne, et que les banques (et les traders) ne manqueront pas de fuir vers l’accueillante Europe, menace comme d’habitude légèrement surjouée mais qui, incidemment, dit tout de même quelque chose sur la réalité, ou plutôt l’irréalité, de la volonté européenne en cette matière. Aux yeux de la finance étasunienne, la vraie terre de liberté c’est donc l’Europe – et les populations européennes seront certainement ravies de se savoir à l’avant-garde…

Les faux problèmes… qui ramènent aux vrais.

Les enseignements à tirer des impasses de la re-régulation financière « mondiale » valent a fortiori à propos de la mondialisation tout court. La chimère de la coordination mondiale n’a jamais été autre chose que l’asile du mauvais vouloir. Il n’est que de voir les admirables progrès qu’elle aura accomplis depuis quatre ans… et de prolonger les tendances.

L’institutionnalisation (sérieuse) du capitalisme ne s’envisage que sur des territoires politiquement clos par un principe de souveraineté (quelle que soit son échelle). Car sans la force politique, seule à même de faire tenir debout des institutions, la question de l’enforcement comme disent les anglo-saxons, c’est-à-dire du pouvoir de rendre des règles contraignantes exécutoires, reste sans solution. Que ces territoires de souveraineté soient de la plus grande extension possible, au-delà de l’échelle nationale, il est très légitime de le désirer, à supposer qu’on sache trouver le point d’équilibre entre le volontarisme-créateur et l’illusion qui fait prendre son désir pour la réalité. L’Union européenne tombe-t-elle sous cette catégorie d’un territoire politique outre-national possible ? En son état actuel, non à l’évidence. Est-il symétriquement exclu qu’elle y tombe jamais à horizon raisonnable ? Pas davantage. La crise pourrait-elle être l’opportunité de ce progrès ? Sans doute – à la condition cependant d’un événement politique que son ampleur qualifierait indiscutablement comme révolution : liquidation des élites politiques, économiques et médiatiques libérales, annulation des traités, authentique constituante, reconstruction à neuf des institutions européennes, soit le comble même du rêve éveillé… dont les prodromes se font pourtant connaître chez les manifestants d’Athènes, les uncut de Londres, les indignados de Madrid, ceux de la Bastille, en attendant (rêvant) un mouvement de contagion qui réunirait tous les peuples européens pour un coup de pied au cul de format continental. Auquel la décomposition endogène de la construction monétaire européenne, telle qu’elle s’opère sous nos yeux, pourrait venir donner un bel élan.

Il reste que les misérables petites combines destinées à faire oublier le désastre de la mondialisation financière finissent par se retourner contre leurs auteurs mêmes. Car tous les leurres lancés les uns après les autres pour en éloigner y ramènent ! Vouloir escamoter les problèmes de la mondialisation proprement financière en occupant le terrain avec les « déséquilibres globaux », créateurs d’excès de liquidités, reconduit fatalement aux impasses de la mondialisation lato sensu. Car les déséquilibres et les excès en question en sont les produits les plus caractéristiques. Si c’est sur leur résorption que le G20-G8 compte pour ramener la finance mondialisée à la modération, il va lui falloir envisager une correction à beaucoup plus large échelle que celle dont il pensait faire l’économie… évidente contradiction à laquelle le G20-G8 n’est nullement décidé à céder, et d’où l’on tire une mesure de sa foncière hypocrisie.

Par construction, l’espace de la mondialisation comme espace dépolitisé, à dessein soustrait à toute autorité politique formelle, comme l’atteste incidemment la substitution de la « gouvernance » au gouvernement, est un espace de purs rapports de force, éventuellement tempérés par le pouvoir d’un hégémon capable de faire régner un ordre – son ordre. La négociation n’a pas d’autre d’espoir que de fortuites convergences d’intérêts. Pour le reste, les structures « dures » qui pourraient contrebattre les effets spontanés des mécanismes de la mondialisation, d’une part ne signifieraient rien d’autre qu’une forme ou une autre… de démondialisation (par des limites formelles mises au libre-échange, par une re-régulation financière sérieuse), et d’autre part sont hors de portée d’une chimérique « communauté » mondiale, fut-elle limitée aux vingt du G éponyme, précisément parce qu’elle n’est pas une communauté – politique. Les sommets successifs peuvent bien continuer s’ils le veulent de nous bahuter d’oubli délibéré en faux problèmes, les faux problèmes viennent immanquablement rappeler les vrais. Et le réel insiste.

Notes

1)
Voir « Quatre principes et neuf propositions pour en finir avec les crises financières », avril 2008.
2)
Id.
3)
C’est-à-dire les déplacements d’activités et les relocalisations de certaines opérations en fonction des conditions réglementaires les plus favorables.