«Ship to Gaza», récit.

Par Henning Mankell.

Henning Mankell, le grand écrivain suédois, était à bord de la flottille qui voulait dénoncer et briser le blocus de Gaza. Voici son journal de bord. Il raconte l’assaut de l’armée israélienne sur les navires, qui s’est terminé par neuf morts civils. Il parle aussi de son transfert à terre et son emprisonnement en termes sobres et précis.  

Mardi 25 mai – Nice.

«A 5 heures du matin, je suis dans la rue à attendre le taxi qui m’emmènera à l’aéroport. Pour la première fois depuis longtemps, E. et moi avons pu prendre quelques jours de vacances ensemble. Au début, nous pensions que ça irait jusqu’à deux semaines. Mais ça s’est réduit à cinq jours : «Ship to Gaza» semble enfin prêt à appareiller et, comme prévu, je me rends à Chypre pour me joindre au convoi.

«Le but de chaque voyage est inscrit dans son point de départ. Voilà ce que je pense en attendant le taxi. Comme convenu, j’ai réduit mon bagage à un seul sac à dos qui pèse à peine plus de 10 kg. Le but de l’opération «Ship to Gaza» est clair et net : forcer le blocus illégal qu’Israël impose à Gaza. Depuis la guerre, il y a un peu plus d’un an, l’existence est de plus en plus intolérable pour les Palestiniens qui vivent là. Les besoins sont gigantesques rien que pour réunir les conditions d’une vie digne de ce nom.

«Mais le but du voyage est plus clair et net encore. Je pense : “L’action confirme la parole.” Il est facile de dire qu’on soutient, défend ou combat telle ou telle chose. Mais ce n’est que dans l’action qu’on en apporte la preuve. Les Palestiniens, contraints par les Israéliens à vivre dans cette misère, ont besoin de savoir qu’ils ne sont pas seuls, et qu’on ne les oublie pas. Leur existence doit être rappelée au reste du monde. Et nous profitons de ce rappel pour apporter aussi quelques produits de base : médicaments, unités de dessalement pour produire de l’eau potable, ciment.

Le taxi arrive, nous convenons d’un prix - cher ! - et partons à travers les rues désertes du petit matin, direction l’aéroport. C’est là, dans le taxi, je m’en souviens à présent, que je prends mes premières notes. Je ne me rappelle pas les mots exacts, mais la teneur, c’est que je m’étonne de n’avoir peut-être pas vraiment jusque-là mesuré l’enjeu : ce projet inspire une telle haine aux Israéliens qu’il est possible qu’ils aient recours à la force pour empêcher le convoi de passer.

«Mais cette pensée me quitte avant même l’arrivée à l’aéroport. Sur ce point aussi, le projet a été défini de façon extrêmement claire et nette. Nous agissons dans la non-violence, sans armes, sans volonté d’affrontement. Si nous sommes empêchés d’avancer, la question devrait pouvoir se régler sans que soit mise en danger la vie des participants.

Mercredi 26 mai – Nicosie.

«Il fait plus chaud qu’à Nice. Ceux qui doivent embarquer sur les bateaux - qui vont nous attendre quelque part au large de Chypre - se rassemblent à l’hôtel Centrum de Nicosie. C’est comme dans un vieux roman de Graham Greene : des personnages hétéroclites réunis dans un coin perdu afin d’entreprendre un voyage ensemble… Nous allons forcer un blocus illégal. Ces mots sont répétés en différentes langues. Mais soudain, les incertitudes se multiplient. Les bateaux ont été retardés, il y a eu des problèmes, on ne sait pas encore à quel endroit doit avoir lieu la jonction avec les six navires. La seule certitude, c’est que ça va se passer en mer. Chypre refuse de laisser accoster nos bateaux. Israël a dû exercer des pressions. Je note aussi des moments de tension entre les différentes organisations qui ont la charge de ce projet délicat. La salle du petit-déjeuner a été transformée en lieu de réunion top secret. A un moment, on nous fait venir pour remplir un papier - nom et coordonnées des proches à prévenir en cas de malheur. Tout le monde remplit consciencieusement sa feuille. Puis on nous dit d’attendre. C’est le mot qui revient le plus, au cours de ces journées. C’est comme un mantra. «Attendre.» Alors on attend.

Jeudi 27 mai – Nicosie.

«On attend. La chaleur est suffocante.

Vendredi 28 mai – Nicosie.

«Soudain, je me demande si ça va se terminer comme ça, si je vais devoir quitter cette île sans avoir pu embarquer sur le moindre bateau. Il paraît que les places manquent à bord. Qu’il y aurait des listes d’attente pour participer à cette expédition solidaire. Mais l’aimable député K. et la femme médecin S., qui sont mes compagnons suédois pour ce voyage, contribuent à préserver la bonne humeur. Les voyages en bateau, c’est toujours une galère. C’est ce que je me dis. Nous continuons à remplir notre mission. Nous attendons.

Samedi 29 mai – Nicosie.

«Soudain tout va très vite. Nous allons - même si c’est encore évidemment assorti d’un peut-être - embarquer à bord d’un bateau rapide afin de rejoindre en mer les cinq autres navires du convoi pour ensuite faire route ensemble vers Gaza. Nous attendons. Peu avant 17 heures, les autorités portuaires nous autorisent enfin à embarquer sur un navire qui s’appelle Challenger et qui va nous conduire à une vitesse de 15 nœuds jusqu’au point de ralliement, où nous allons embarquer sur le cargo Sophia, qui attend déjà sur place. Il y a déjà beaucoup de monde à bord du Challenger. Occupés à attendre, eux aussi. Ils sont un peu déçus en nous voyant arriver tous les trois. Ils espéraient plutôt quelques Irlandais, mais ceux-ci ont en définitive choisi de lâcher l’affaire et de rentrer chez eux. Nous grimpons à bord, saluons les uns et les autres et apprenons rapidement à nous conformer aux règles en vigueur. On est à l’étroit, partout des sacs plastique contenant des chaussures, mais l’ambiance est bonne et calme. Tous les points d’interrogation paraissent soudain levés. A 17 heures pile, les deux puissants moteurs diesel démarrent dans un bruit assourdissant. Nous sommes partis.

23 heures.

«Je me suis installé sur une chaise, sur le pont arrière. Le vent ne souffle pas très fort, mais assez pour que de nombreux passagers aient déjà le mal de mer. Emmitouflé dans une couverture, je regarde le clair de lune dessiner un chemin sur la mer, tout en parant le choc des vagues et en pensant que la solidarité peut vraiment ressembler à tout et n’importe quoi. On ne se parle pas beaucoup, à cause du bruit. La plupart des gens essaient de dormir, ou de s’allonger au moins. Je me dis que pour l’instant, la traversée est remarquablement paisible. Mais c’est un calme traître.

Dimanche 30 mai - la mer au sud-est de Chypre Nuit - 1 heure.

«Lumières papillotantes. Le capitaine, dont je n’arrive pas à retenir le nom, a réduit la vitesse. Ces lumières qu’on voit scintiller à une certaine distance de nous sont les fanaux de deux autres bateaux du convoi. Nous allons maintenant rester à l’arrêt en attendant le lever du jour, quand les gens pourront être transférés sur d’autres bateaux. Mais pour l’heure, je ne trouve toujours aucun endroit où m’allonger pour dormir. Je somnole, assis sur ma chaise mouillée. La solidarité naît dans l’humidité et dans l’attente ; ainsi on contribue à ce que d’autres aient un toit.

8 heures.

La mer s’est calmée. Nous nous dirigeons vers le plus important bâtiment du convoi : un grand ferry avec des centaines de personnes à bord. On a beaucoup discuté du fait que les Israéliens allaient probablement concentrer leur action sur ce navire.

Mais quelle action ? C’est évidemment la question qu’on rumine depuis le lancement du projet. Il n’y a aucune certitude. La marine israélienne va-t-elle couler les bateaux ? Ou les refouler de force ? Ou alors, la solution raisonnable, que les bateaux soient autorisés à passer et qu’Israël regagne un peu de sa réputation de plus en plus ternie aux yeux du monde ? On ne sait pas. Mais le plus probable, c’est qu’on nous somme de faire machine arrière à l’approche des eaux territoriales. Par l’intermédiaire de voix menaçantes, relayées par des haut-parleurs, sur les bâtiments de la marine israélienne. Si nous refusons d’obéir, on va vraisemblablement démolir nos hélices ou nos gouvernails avant de nous remorquer jusqu’à un port où ils pourront être réparés.

13 heures.

«Grâce à une échelle de corde, nous passons tous les trois sur Sophia, un vieux cargo mangé par la rouille et manœuvré par un équipage plein d’amour. Je compte environ 25 personnes à bord. Le chargement comprend entre autres du ciment, de l’acier d’armature et des maisons préfabriquées en bois. On m’indique une cabine que je vais partager avec le député suédois. Après les longs jours passés à Nicosie, celui-ci m’est de plus en plus comme un très vieil ami. Nous découvrons qu’il n’y a pas de lumière électrique. Pour la lecture, ce sera une autre fois.

16 heures.

Le convoi est rassemblé. Les proues se tournent vers Gaza.

18 heures.

Nous nous réunissons dans le coin repas improvisé entre les conteneurs et la superstructure du cargo. Le Grec grisonnant qui répond de la sécurité et de l’organisation à bord, en plus de la navigation, parle d’une voix basse qui inspire une confiance spontanée. Le mot “attendre” ne fait plus partie du vocabulaire. Nous approchons à présent. Mais de quoi ? Nul ne sait ce que vont faire les Israéliens. Nous connaissons seulement leurs déclarations menaçantes disant que le convoi sera refoulé par tous les moyens. Mais qu’est-ce cela signifie ? Torpilles ? Remorquage forcé ? Soldats largués par hélicoptère ? On ne sait pas. Mais la violence, si violence il y a, ne sera pas de notre fait. Au-delà de la légitime défense élémentaire, nous ne riposterons pas. En revanche, nous pouvons compliquer la tâche à d’éventuels attaquants. Alors on décide de dérouler du barbelé sur toute la longueur du bastingage. On s’habitue au port du gilet de sauvetage. On organise des tours de garde. On décide à quel endroit on se rassemblera si des soldats devaient monter à bord. L’ultime bastion sera la passerelle de commandement.

Puis c’est l’heure du dîner. Le cuistot est un Égyptien, grand, costaud, qui a mal à une jambe. Sa cuisine est bonne.

Lundi 31 mai - 0 heure.

Je participe au quart de bâbord entre minuit et 3 heures. La Lune est encore grosse, même si des nuages la masquent par moments. La mer est calme. Les fanaux scintillent. Les trois heures passent vite. Je m’aperçois de ma fatigue au moment où l’on vient me relayer. Nous sommes encore loin des eaux territoriales que les Israéliens pourraient s’estimer en droit de défendre. Je devrais pouvoir dormir quelques heures.

Je bois du thé, bavarde un moment avec un homme d’équipage grec dont l’anglais est vraiment terrible, mais qui tient absolument à savoir de quoi parlent mes livres. Il est presque 4 heures quand je me couche enfin.

4 h 30.

J’ai à peine le temps de m’endormir que je suis réveillé à nouveau. En allant sur le pont, je vois que le grand ferry est illuminé par des projecteurs. Soudain j’entends des coups de feu. Je comprends qu’Israël a choisi l’affrontement violent. Dans les eaux internationales.

Une heure exactement s’écoule avant qu’on ne voie approcher les puissants canots pneumatiques noirs avec à leur bord des soldats masqués. Ils prennent possession du cargo. Nous nous rassemblons là-haut sur la passerelle de navigation. Les soldats veulent nous faire redescendre sur le pont. Ils s’impatientent. Un homme met un peu trop de temps à obéir et se prend illico une décharge de Taser dans le bras. Il tombe. Un autre, trop lent lui aussi, est atteint par un tir de balle en caoutchouc. Je pense que cela est en train de se produire à côté de moi. C’est d’une réalité absolue. Des gens qui n’ont rien fait sont harcelés comme du bétail et punis pour leur lenteur.

On nous regroupe et nous fait asseoir sur le pont. Nous y resterons pendant onze heures, jusqu’à ce que notre bateau accoste en Israël. De temps à autre, les soldats nous filment alors qu’ils n’en ont aucun droit. Je veux noter quelques phrases, mais un soldat s’avance immédiatement et me demande ce que j’écris. C’est la seule fois où je m’énerve. Je lui rétorque que ça ne le regarde pas. Je ne vois que ses yeux. Je ne sais pas ce qu’il pense. Mais il se détourne et s’en va. Onze heures d’immobilité, entassés dans la chaleur, ça ressemble à de la torture. Pour aller uriner, il faut demander la permission. Pour toute nourriture, on nous donne des biscuits, des biscottes, des pommes. Nous n’avons pas le droit de faire du café, alors que nous aurions la possibilité d’en préparer sans bouger de notre place. Nous décidons collectivement de ne pas demander aux soldats l’autorisation de cuisiner. Sinon, ils nous filmeraient et ça servirait ensuite à montrer qu’ils ont été généreux avec nous. Nous nous en tenons donc aux biscuits. La situation tout entière est une humiliation totale. (Entre-temps les soldats au repos ont traîné des matelas hors des cabines et dorment sur le pont arrière ).

Pendant ces onze heures, j’ai tout le temps de me livrer à une synthèse. Nous avons été attaqués en pleine mer, dans les eaux internationales. Cela signifie que les Israéliens se sont comportés en pirates, pas mieux que ceux qui sévissent au large de la Somalie. A partir du moment où ils ont pris les commandes du navire et commencé à faire route vers Israël, on peut dire que nous avons également été kidnappés. Cette intervention est hors la loi, du début à la fin.

Nous essayons de discuter entre nous pour comprendre ce qui va arriver maintenant. Sidérés que les Israéliens aient pu choisir cette “solution” qui les place, de fait, le dos au mur. Qui les accule. Les soldats nous regardent. Certains font semblant de ne pas comprendre l’anglais. En réalité, tous le comprennent bien sûr. Il y a aussi quelques filles parmi eux. Elles ont l’air embarrassé. Peut-être vont-elles être de celles et de ceux qui fuient à Goa se droguer à mort après leur service militaire ? Ça arrive tout le temps.

18 heures.

A quai, quelque part en Israël. Je ne sais pas où. On nous fait descendre à terre. On nous oblige à courir dans les rues, entre les soldats, pendant que la télé militaire nous filme. Je pense que ça, précisément ça, je ne le leur pardonnerai jamais. En cet instant, il n’y a rien d’autre dans mes pensées que des salauds et des ordures.

On nous sépare. Nous n’avons pas le droit de communiquer. Soudain, voilà qu’un type du ministère israélien des Affaires étrangères se matérialise à mes côtés. Je comprends qu’il est là pour s’assurer qu’on ne me brutalise pas trop. Je suis malgré tout assez connu en Israël, en tant qu’écrivain. Je suis traduit en hébreu. Il me demande si j’ai besoin de quelque chose.

“Oui. D’être libéré, et tous les autres aussi.”

Il ne répond pas. Je lui demande de partir. Il recule de quelques pas, mais ne s’en va pas pour autant.

Je n’avoue rien, bien évidemment. J’apprends que je vais être expulsé. L’homme qui m’annonce cela ajoute qu’il apprécie mes livres. J’envisage de m’arranger pour ne plus jamais être traduit en hébreu. C’est une pensée qui n’a pas encore atteint son fond.

Il règne une atmosphère complètement chaotique dans cet “asile d’accueil”. De temps à autre, quelqu’un est frappé, jeté à terre, attaché, menotté. Je pense plusieurs fois que personne ne me croira quand je raconterai tout ça. Mais beaucoup d’yeux voient la même chose que les miens. Nombreux sont ceux qui pourront témoigner. Nombreux, ceux qui vont devoir admettre que ce que je dis est vrai.

Un seul exemple suffira. A côté de moi, un homme refuse brusquement de laisser prendre ses empreintes digitales. Il accepte d’être photographié. Mais ses empreintes ? Il considère qu’il n’a rien fait de mal. Il s’oppose, résiste. On le frappe. Une fois à terre, il est traîné hors de la salle. Vers où ? Je n’en sais rien. Quel mot dois-je employer ? Abominable ? Inhumain ? Il n’y a qu’à choisir.

23 heures.

Nous, les trois Suédois - le député, la femme médecin et moi-même -, sommes conduits dans un centre de rétention. On nous sépare. On nous jette quelques sandwiches qui ont un goût de vieille éponge à vaisselle. La nuit est longue. Mes tennis me tiennent lieu d’oreiller.

Mardi 1er juin – après-midi.

Soudain, on nous réunit, le député et moi, et on nous annonce qu’on va nous conduire à un appareil de la Lufthansa en vue de notre expulsion. Nous refusons de partir tant qu’on ne nous aura pas dit ce qui va arriver à S. En apprenant qu’elle est en route elle aussi, nous quittons notre cellule.

Dans l’avion, l’hôtesse me donne une paire de chaussettes. Les miennes ont été volées par un des membres du commando de soldats, à bord du bateau où j’étais.

Un mythe s’écroule : celui du soldat israélien courageux et sans reproche. Maintenant, on pourra aussi dire d’eux que ce sont de minables voleurs. Je ne suis pas le seul à avoir été dépouillé : argent, carte de crédit, vêtements, baladeur, ordinateur, tout y est passé. Nous avons été nombreux dans ce cas, à bord de ce bateau attaqué au petit matin par des soldats masqués qui n’étaient rien d’autre que de faux pirates.

Tard le soir, nous arrivons en Suède. Je parle à des journalistes. Puis je reste un moment assis dans le noir devant la maison où j’habite. E. ne dit pas grand-chose.

Le lendemain, 2 juin, j’écoute le merle. Un chant pour ceux qui sont morts.

Maintenant, il y a tout ce qui reste à faire. Pour ne pas perdre de vue l’objectif, qui est de lever le blocus de Gaza. Ça va se faire. Derrière ce but, d’autres attendent. En finir avec un régime d’apartheid, cela prend du temps. Mais pas une éternité.»

Ce texte est également publié aujourd’hui dans divers journaux, dont The Guardian, El País, Dagbladet, La Repubblica ou The Toronto Star.

Traduit par Anna Gibson

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