Que reste-t-il de la démocratie ?

Par José Saramago.

Aristote, dans sa Politique 1), nous dit d’abord ceci : « En démocratie, les pauvres sont rois parce qu’ils sont en plus grand nombre, et parce que la volonté du plus grand nombre a force de loi. » Dans un second passage, il semble d’abord restreindre la portée de cette première phrase, puis il l’élargit, la complète et finit par établir un axiome : « L’équité au sein de l’Etat exige que les pauvres ne possèdent en aucune manière plus de pouvoir que les riches, qu’ils ne soient pas les seuls souverains, mais que tous les citoyens le soient en proportion de leur nombre. Ce sont là les conditions indispensables pour que l’Etat garantisse efficacement l’égalité et la liberté. »

Aristote nous dit que les citoyens riches, même s’ils participent en toute légitimité démocratique au gouvernement de la Polis, resteront toujours une minorité en raison d’une proportionnalité incontestable. Sur un point, il a vu juste : aussi loin que l’on remonte dans le temps, jamais les riches n’ont été plus nombreux que les pauvres. Malgré cela, les riches ont toujours gouverné le monde ou ont tenu les ficelles de ceux qui gouvernaient. Une constatation plus que jamais d’actualité. Notons au passage que, pour Aristote, l’Etat représente une forme supérieure de moralité…

Tout manuel de droit constitutionnel nous apprend que la démocratie est « une organisation interne de l’Etat par laquelle l’origine et l’exercice du pouvoir politique incombent au peuple, cette organisation permettant au peuple gouverné de gouverner à son tour par le biais de ses représentants élus ». Accepter des définitions comme celle-ci, d’une pertinence telle qu’elle frôle les sciences exactes, correspondrait, transposées à notre vécu, à ne pas tenir compte de la graduation infinie d’états pathologiques auxquels, à tout moment, notre corps peut être confronté.

En d’autres termes : le fait que la démocratie puisse être définie avec beaucoup de précision ne signifie pas qu’elle fonctionne réellement. Une brève incursion dans l’histoire des idées politiques conduit à deux observations souvent écartées sous prétexte que le monde change. La première pour rappeler que la démocratie est apparue dans Athènes, vers le Ve siècle avant J.-C. ; elle supposait la participation de tous les hommes libres au gouvernement de la cité ; elle était fondée sur la forme directe, les charges étant effectives ou attribuées selon un système mixte de tirage au sort et d’élection ; et les citoyens avaient le droit de vote et celui de présenter des propositions dans les assemblées populaires.

Cependant – c’est la seconde observation –, à Rome, continuatrice des Grecs, le système démocratique n’est pas parvenu à s’imposer. L’obstacle vint du pouvoir économique démesuré d’une aristocratie latifundiste qui voyait dans la démocratie un ennemi direct. Malgré le risque de toute extrapolation, peut-on éviter de se demander si les empires économiques contemporains ne sont pas, eux aussi, des adversaires radicaux de la démocratie, même si les apparences sont pour l’instant maintenues ?

Voter, une forme de renonciation ?

Les instances du pouvoir politique tentent de dévier notre attention d’une évidence : à l’intérieur même du mécanisme électoral se trouvent en conflit un choix politique représenté par le vote et une abdication civique. N’est-il pas exact que, au moment précis où le bulletin est introduit dans l’urne, l’électeur transfère dans d’autres mains, sans autre contrepartie que des promesses entendues pendant la campagne électorale, la parcelle de pouvoir politique qu’il possédait jusqu’alors en tant que membre de la communauté de citoyens ?

Ce rôle d’avocat du diable que j’assume peut paraître imprudent. Raison de plus pour que nous examinions ce qu’est notre démocratie et quelle est son utilité, avant de prétendre, obsession de notre époque, la rendre obligatoire et universelle. Cette caricature de démocratie que, tels des missionnaires d’une religion nouvelle, nous cherchons à imposer au reste du monde n’est pas la démocratie des Grecs, mais un système que les Romains eux-mêmes n’auraient pas hésité à imposer à leurs territoires. Cette sorte de démocratie, rabaissée par mille paramètres économiques et financiers, serait parvenue sans nul doute à faire changer d’avis les latifundistes du Latium, devenus alors les plus ardents des démocrates…

Peut émerger dans l’esprit de certains lecteurs une fâcheuse suspicion sur mes convictions démocratiques, compte tenu de mes inclinations idéologiques bien connues 2)… Je défends l’idée d’un monde vraiment démocratique qui deviendrait finalement réalité, deux mille cinq cents ans après Socrate, Platon et Aristote. Cette chimère grecque d’une société harmonieuse, qui ne distinguerait plus les maîtres des esclaves, telle que la conçoivent les âmes candides qui croient encore à la perfection.

Certains me diront : mais les démocraties occidentales ne sont ni censitaires ni racistes, et le vote du citoyen riche ou de couleur de peau claire compte autant dans les urnes que celui du citoyen pauvre ou à la peau basanée. En nous fiant à de telles apparences, nous aurions atteint le summum de la démocratie.

Quitte à refroidir ces ardeurs, je dirai que les réalités brutales du monde dans lequel nous vivons rendent dérisoire ce cadre idyllique, et que, d’une manière ou d’une autre, nous finirons par retomber sur un corps autoritaire dissimulé sous les plus beaux atours de la démocratie.

Ainsi, le droit de vote, expression d’une volonté politique, est en même temps un acte de renonciation de cette même volonté, puisque l’électeur la délègue à un candidat. L’acte de voter est, au moins pour une partie de la population, une forme de renonciation temporaire à une action politique personnelle, mise en sourdine jusqu’aux élections suivantes, moment où les mécanismes de délégation reviendront au point de départ pour recommencer de la même façon.

Cette renonciation peut constituer, pour la minorité élue, le premier pas d’un mécanisme qui autorise souvent, malgré les vaines espérances des électeurs, à poursuivre des objectifs qui n’ont rien de démocratiques et qui peuvent être de véritables offenses à la loi. En principe, il ne viendrait à l’idée de personne d’élire comme représentants au Parlement des individus corrompus, même si la triste expérience nous enseigne que les hautes sphères du pouvoir, sur les plans national et international, sont occupées par de tels criminels ou par leurs mandataires. Nul examen au microscope des votes déposés dans l’urne n’aurait le pouvoir de rendre visibles les signes délateurs des relations entre les Etats et les groupes économiques dont les actes délictueux, voire de guerre, mènent notre planète droit à la catastrophe.

L’expérience confirme qu’une démocratie politique qui ne repose pas sur une démocratie économique et culturelle ne sert pas à grand-chose. Méprisée et reléguée au dépotoir des formules vieillies, l’idée d’une démocratie économique a laissé place à un marché triomphant jusqu’à l’obscénité. Et à l’idée d’une démocratie culturelle s’est substituée celle, non moins obscène, d’une massification industrielle des cultures, pseudo-melting-pot dont on se sert pour masquer la prédominance de l’une d’elles.

Nous pensons avoir avancé, mais, en réalité, nous régressons. Parler de démocratie deviendra de plus en plus absurde si nous nous obstinons à l’identifier à des institutions qui ont pour noms partis, Parlements, gouvernements, sans procéder à un examen de l’usage que ces derniers font du vote leur ayant permis d’accéder au pouvoir. Une démocratie qui ne s’autocritique pas se condamne à la paralysie.

N’en concluez pas que je suis contre l’existence des partis : je milite au sein de l’un d’eux. Ne pensez pas non plus que j’abhorre les Parlements : je les apprécierais s’ils se consacraient plutôt à l’action qu’à la parole. Et n’imaginez pas davantage que je suis l’inventeur d’une recette magique permettant aux peuples de vivre heureux sans avoir de gouvernement. Je refuse d’admettre que l’on ne puisse gouverner et désirer être gouverné que selon les modèles démocratiques en vigueur, incomplets et incohérents.

Je les qualifie ainsi parce que je ne vois guère d’autre façon de les désigner. Une démocratie vraie qui, tel un soleil, inonderait de sa lumière tous les peuples devrait commencer par ce que nous avons sous la main, c’est-à-dire le pays où nous naissons, la société dans laquelle nous vivons, la rue où nous habitons.

Si cette condition n’est pas respectée – et elle ne l’est pas –, tous les raisonnements antérieurs, c’est-à-dire le fondement théorique et le fonctionnement expérimental du système, seront viciés. Purifier les eaux de la rivière qui traverse la ville ne servira à rien si le foyer de la contamination se trouve à la source.

La question principale que tout type d’organisation humaine se pose, depuis que le monde est monde, est celle du pouvoir. Et le principal problème est d’identifier celui qui le détient, de vérifier par quel moyen il l’a obtenu, l’usage qu’il en fait, les méthodes qu’il utilise, et quelles sont ses ambitions.

Si la démocratie était vraiment le gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple, tout débat cesserait. Mais on n’en est pas là. Et seul un esprit cynique se risquerait à affirmer que tout va pour le mieux dans le monde dans lequel nous vivons.

On dit aussi que la démocratie est le système politique le moins mauvais, et nul ne remarque que cette acceptation résignée d’un modèle qui se contente d’être « le moins mauvais » peut constituer le frein à une quête vers quelque chose de « meilleur ».

Le pouvoir démocratique est, par sa nature, toujours provisoire. Il dépend de la stabilité des élections, du flux des idéologies et des intérêts de classes. On peut voir en lui une sorte de baromètre organique qui enregistre les variations de la volonté politique de la société. Mais, de façon flagrante, on ne compte plus les alternances politiques apparemment radicales qui ont comme effet des changements de gouvernement, mais qui ne sont pas accompagnées de transformations sociales, économiques et culturelles aussi fondamentales que le résultat du suffrage le laissait supposer.

En effet, dire gouvernement « socialiste », ou « social-démocrate », ou encore « conservateur », ou « libéral », et l’appeler « pouvoir », n’est qu’une opération esthétique bon marché. C’est prétendre nommer quelque chose qui ne se trouve pas là où on voudrait nous le faire croire. Car le pouvoir, le vrai pouvoir, se trouve ailleurs : c’est le pouvoir économique. Celui dont on perçoit les contours en filigrane, mais qui nous échappe lorsque l’on cherche à s’en approcher et qui contre-attaque s’il nous prend envie de restreindre son emprise, en le soumettant aux règles de l’intérêt général.

En termes plus clairs : les peuples n’ont pas élu leurs gouvernements pour que ceux-ci les « offrent » au marché. Mais le marché conditionne les gouvernements pour que ceux-ci leur « offrent » leurs peuples. A notre époque de mondialisation libérale, le marché est l’instrument par excellence de l’unique pouvoir digne de ce nom, le pouvoir économique et financier. Celui-ci n’est pas démocratique puisqu’il n’a pas été élu par le peuple, n’est pas géré par le peuple, et surtout parce qu’il n’a pas pour finalité le bonheur du peuple.

La trahison ultime.

Je ne fais là qu’énoncer des vérités élémentaires. Les stratèges politiques, toutes couleurs confondues, ont imposé un silence prudent afin que nul n’ose insinuer que nous continuons à cultiver le mensonge et acceptons d’en être les complices.

Le système appelé démocratique ressemble de plus en plus à un gouvernement des riches et de moins en moins à un gouvernement du peuple. Impossible de nier l’évidence : la masse des pauvres appelée à voter n’est jamais appelée à gouverner. Dans l’hypothèse d’un gouvernement formé par les pauvres, où ceux-ci représenteraient la majorité, comme Aristote l’a imaginé dans sa Politique, ils ne disposeraient pas des moyens pour modifier l’organisation de l’univers des riches qui les dominent, les surveillent et les étouffent.

La prétendue démocratie occidentale est entrée dans une étape de transformation rétrograde qu’elle est incapable d’arrêter, et dont les conséquences prévisibles seront sa propre négation. Nul besoin que quiconque prenne la responsabilité de la liquider, elle-même se suicide tous les jours.

Que faire ? La réformer ? Nous savons que réformer, comme l’a si bien écrit l’auteur du Guépard 3), n’est rien de plus que changer ce qui est nécessaire pour que rien ne change. La rénover ? Quelle époque du passé suffisamment démocratique vaudrait-elle que l’on y retourne pour, à partir de là, reconstruire avec de nouveaux matériaux ce qui est sur le chemin de la perdition ? Celle de la Grèce antique ? Celle des républiques marchandes du Moyen Age ? Celle du libéralisme anglais du XVIIe siècle ? Celle du siècle français des Lumières ? Les réponses seraient aussi futiles que les questions…

Que faire alors ? Cessons de considérer la démocratie comme une valeur acquise, définie une fois pour toutes et à jamais intouchable. Dans un monde où l’on est habitué à débattre de tout, seul un tabou persiste : la démocratie. Salazar (1889-1970), le dictateur qui a gouverné le Portugal pendant plus de quarante ans, affirmait : « On ne remet pas en cause Dieu, on ne remet pas en cause la patrie, on ne remet pas en cause la famille. » Aujourd’hui, nous remettons Dieu en cause, la patrie en cause, et si nous ne remettons pas la famille en cause, c’est parce qu’elle s’en charge toute seule. Mais on ne remet pas en cause la démocratie.

Alors je dis : remettons-la en cause dans tous les débats. Si nous ne trouvons pas un moyen de la réinventer, on ne perdra pas seulement la démocratie, mais l’espoir de voir un jour les droits humains respectés sur cette planète. Ce serait alors l’échec le plus retentissant de notre temps, le signal d’une trahison qui marquerait à jamais l’humanité.

1)
On consultera, par exemple, Aristote, La Politique, traduit par Jean Tricot, Vrin, Paris, 1982.
2)
NDLR. José Saramago est membre du Parti communiste portugais.
3)
NDLR. Il Gattopardo, roman posthume de l’écrivain sicilien Giuseppe Tommasi di Lampedusa (1896-1957), paru en 1958 et publié en français dès 1959 au Seuil, Paris. On attribue à Lampedusa la phrase célèbre : « Il faut tout changer pour que rien ne change. »